Loin des égarements diablotins mais fascinants d’un Talleyrand, loin du protestantisme hystérique d’un Guizot, loin des renoncements pestilentiels d’un Daladier, loin des entourloupes fatiguées et fatigantes d’un Dumas, loin des cris de gargouilles ébouriffants d’un Villepin, loin des gesticulations carabinées d’un Kouchner et loin, aussi, d’un nerdisme de premier de la classe d’un Juppé (à qui il a d’ailleurs lancé de belles fleurs), Hubert Védrine a particulièrement et profondément marqué (et continuera sans doute de le faire) la politique (étrangère) de la France. Brillant, tellement, qu’il en devient agaçant. Entretien...
L’émergence des émergents
Comment va le monde, ce (trop) grand corps malade ? « Il y a une conjonction de crises, nombreuses et distinctes, qui interviennent au même moment », dit-il, évoquant directement une « métamorphose géopolitique », une fatalité/bon sens que peu, à part lui, avaient prévues ou gardées en tête : « les émergents ont émergé ». Avant cette date-clé, 1998, il y avait un état d’esprit commun en Occident, « une euphorie, presque un délire. Et puis, une redistribution des cartes ». Quel dealer, quel déclic ? « Ni dealer ni déclic : le monde a évolué. Les émergents se sont insérés dans cette mondialisation économique et en ont réellement profité, d’autant qu’ils sont bien plus compétitifs que les Occidentaux », qui ont été « choqués » par cette transmutation, « surtout les Américains ». Et désormais, c’est une même question qui se pose : comment gérer cette « fin de la croissance occidentale fondée sur l’endettement », comment gérer le fait que les Occidentaux aient perdu autant de temps, comment gérer la crise européenne (lire ci-dessous) ?
C’est l’économie, le nouveau défi auquel le monde doit faire face après (la guerre contre) le terrorisme, qui a modelé les relations internationales et la politique durant la première décennie du IIIe millénaire (Irak, Afghanistan, etc.) ? « Ce n’était pas le monde qui était en guerre contre le terrorisme, c’étaient les États-Unis de Bush avec, certes, les pays qui les suivaient. Mais pendant que les Américains partaient en guerre contre le terrorisme, les autres, notamment la Chine, l’Inde, l’Indonésie, avaient mille choses à faire et faisaient mille choses. » Quel est ce nouveau défi, alors ? « C’est la compétition multipolaire », une compétition « généralisée », à tous les niveaux : économique, scientifique, technologique, politique même... « Les USA veulent garder le leadership, même si Barack Obama, dans sa sophistication, a compris ce changement, le peuple américain est révolté, alors que les Européens hésitent quant à être (ou devenir, ou rester...) une grande puissance : ils ne s’entendent pas entre eux. En attendant, Chinois, Indiens ou Indonésiens sont, eux, optimistes... »
Mais les Européens, notamment Angela Merkel, sont en train d’apprendre le pragmatisme économique, non ? « Pas encore », relève Hubert Védrine, même s’il note, au sein d’un appareil institutionnel allemand particulièrement contraignant, des assouplissements sensibles de Berlin dans sa conception et sa gestion de la crise européenne (lire ci-dessous).
Moins « simplet » qu’à l’époque Bush
Ce pragmatisme, justement, l’Occident est bien obligé d’en user et de le montrer lorsqu’il s’agit pour lui d’appréhender les résultats du printemps arabe, avec l’arrivée au pouvoir des islamistes dans plusieurs pays qui viennent d’organiser les premières élections libres depuis bien trop longtemps. « Je ne pense pas que les Occidentaux soient devenus
pragmatiques. Ils l’étaient avant : il n’y avait pas d’autre(s) choix, et face aux régimes policiers et antidémocratiques, ils n’y pouvaient rien. » Il y a tout de même une sorte de résignation plutôt optimiste... « Tout le monde est surpris, à commencer par les islamistes », assène Hubert Védrine. D’autant que « nous ne sommes plus dans le printemps arabe. Il y a autant de processus que de pays. Certains sont en évolution, d’autres en révolution, des troisièmes en guerre civile, et d’autres, enfin, qui veulent que rien ne bouge. On garde l’espoir ».
Mais l’espoir n’a jamais suffi à faire une politique, si? « Non. Mais je ne crois pas que cet islamisme ressemble vraiment à celui qui tient l’Iran ; ce n’est pas non plus l’islamisme des trente dernières années. Nous devons apprendre à distinguer entre les différents courants. Je ne vois pas ce que les Occidentaux peuvent faire », répète l’ancien chef de la diplomatie française qui a en horreur les « interventions grossières » et toute sorte de « paternalisme ». Pour lui, ce serait une grave « erreur » que les Européens, par exemple, se mettent en tête d’aider les démocrates opposés aux islamistes. Surtout que ces démocrates-là ne sont en rien organisés. « Absolument. Tout cela est très délicat et il faut réfléchir sur le comment être plus intelligent qu’à l’époque Bush, moins simplet. D’autant que c’est une réelle épreuve de vérité désormais pour les islamistes – à tous les niveaux. Le pouvoir transforme tout et tous, et les islamistes n’échapperont pas à cette règle ; tant mieux si le pouvoir les rendra moins idéologues, moins extrémistes. » Et puis Hubert Védrine relativise : « Le terme “printemps arabe” est inexact. Un printemps dure trois mois, jusqu’à l’éclosion. Ce qui se passe est beaucoup plus compliqué que cette floraison miraculeuse ; cela peut et cela va prendre des années. Il faut être patient », insiste-t-il.
Le coût pour Moscou...
Il faut être patient avec la Syrie aussi ? « Le régime de Bachar el-Assad a dépassé le stade du tolérable, il ne peut plus être sauvé. Le degré de brutalité et de cruauté de ce régime le condamne à plus ou moins brève échéance, d’autant qu’aucun geste n’a été fait ou ébauché par Damas pendant qu’il était encore temps. Les pays arabes sont très embêtés : ce qui se passe avec la Syrie est beaucoup moins simple qu’avec la Libye, Kadhafi n’avait vraiment personne pour le défendre. » Le processus est inexorable ? « Oui. » Même sans l’exercice de ce droit d’ingérence, un concept que vous détestez ? « Je préfère à ce concept celui instauré par (l’ancien secrétaire général des Nations unies) Kofi Annan : la responsabilité de protéger », rappelle Hubert Védrine.
Quelle solution alors pour en finir avec ce régime et mettre un terme à l’hémorragie ? « Il n’y a pour l’instant en Syrie aucune influence décisive. Il faudrait que deux ou trois pays agissent de concert pour espérer trouver une solution en peu de temps. » À commencer par la Russie, dont la seule carte au Proche-Orient reste la Syrie? « Cette carte sera perdue si la Russie reste scotchée au régime d’Assad. Il faut que Moscou, qui n’est pas pragmatique spontanément, prenne conscience d’une façon ou d’une autre sinon de l’avantage de se désolidariser de Damas, du moins des inconvénients que son soutien pourrait lui faire subir. Cela va trop loin », remarque Hubert Védrine, qui estime que rien n’empêche la Russie de contribuer substantiellement à une solution pour la Syrie « à la yéménite ». Américains et Européens peuvent-ils « aider » la Russie à prendre une décision en faveur du peuple syrien? « Il faut que la Russie se rende compte que son soutien devient de plus en plus coûteux pour elle, qu’il ne lui apporte rien », répète-t-il, rappelant que Moscou et Pékin n’avaient pas opposé leur veto à la résolution onusienne contre la Libye. « Il faudrait qu’il y ait un même moment pour la Syrie, combiné à d’autres facteurs et avec l’aide de la troïka Allemagne-France-G-B, des USA, de la Turquie et de l’Arabie saoudite. Un pays doit dire stop aux Assad, cela pourrait être l’Arabie saoudite », relève-t-il.
Et l’Iran ? « L’Iran n’a pas le pouvoir de préserver le régime syrien. Il n’y a pas que des fous furieux en Iran, vous savez ; si on enlève le couvercle du régime, la société iranienne est une société moderne, l’Iran est un émergent méconnu. » Un printemps de nouveau, un vrai, en Iran ? « C’est plus compliqué ; le régime
serait particulièrement féroce, mais il y en aura forcément un... » Vous soutenez une intervention de la communauté internationale ? « Oui, si l’opposition la demande formellement comme cela a été le cas en Libye, oui si cela est endossé par la Ligue arabe, et oui s’il y a une résolution de l’ONU allant dans ce sens. Mais il vaudrait mieux l’éviter. »
La rupture avec la rupture de Sarkozy
Un dernier mot sur le volet français. Comment jugez-vous la politique étrangère de Nicolas Sarkozy ? La réponse est scalpel : « Je ne juge pas la politique étrangère de Nicolas Sarkozy. » Comment la voyez-vous alors, comment l’analysez-vous ? « Au début, je n’approuvais aucunement la rupture qu’il voulait imposer par rapport à Jacques Chirac, qui symbolisait une continuité De Gaulle-Mitterrand. Mais je note qu’au bout de quelques années, il a cherché à rompre avec sa rupture, que la politique étrangère de la France s’est remise sur pied avec l’arrivée d’Alain Juppé » au Quai d’Orsay. Comment cette politique étrangère évoluerait en cas de victoire l’an prochain de François Hollande ? Hubert Védrine assure que cela ne dépend pas d’un homme, mais de grands principes qui régissent cette politique, indépendamment de la personne en place à l’Élysée. Sauf qu’on ne parle pas de personnes en tant que telles, mais d’une façon d’appréhender et d’exercer la diplomatie. « Il y a de nombreuses écoles de pensée au Parti socialiste. » La vôtre reviendrait au pouvoir dans une présidence Hollande ? « Je ne sais pas. Mais quel que soit le futur président français, il arrivera au cœur d’une conjoncture très pressante. Beaucoup de choses dépendront de la situation européenne ; une longue phase d’assainissement, très compliquée, nous attend. L’autorité de la France en politique étrangère est liée à cette situation : ce ne sera pas commode de prendre des décisions, le moment ne sera pas porteur, même si la politique étrangère de la France ne se fondra jamais dans un moule commun », relève Hubert Védrine, profondément convaincu que le challenge numéro un du successeur de Nicolas Sarkozy, quel qu’il soit, sera de gérer les relations avec l’Allemagne.
Il n’empêche : cette crise reste pour lui « momentanée – une phase de transition. L’assainissement des finances réussira ». Pourquoi ? « Parce que l’économie européenne a un potentiel formidable. »
Ainsi soit-il, donc.
commentaires (25)
Mon Pauvre Monsieur Védrine, Pour demander ce que vous demandez, La France est réduite à bien peu de choses désormais dans notre région! En plus, vous misez sur le mauvais Chameau... Croyez-moi!
Ali Farhat
09 h 09, le 03 décembre 2011