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Les indignés, ou comment initier une forme d’action politique originale - Société

Les indignés, ou comment initier une forme d’action politique originale

De New York à Madrid, en passant par le Chili et Israël, le mouvement des indignés est devenu un véritable phénomène planétaire. Qui sont ces protestataires ? Quelles sont leurs revendications ? Deux experts reviennent sur un mouvement qui a changé la donne.

Malgré un mouvement qui se veut pacifiste et non violent, des dérapages ont eu lieu, comme ici au Chili en marge d’une manifestation sur la réforme du système éducatif. Claudio Santana/AFP

Des centaines d’« indignés » campent toujours à Londres, New York et Francfort, villes symboles de la finance mondiale, dans le calme, mais déterminés à poursuivre leur mouvement. Les Indignés ont trouvé une dimension internationale solide le 15 octobre dernier, lorsque le mouvement s’est propagé à plus de 700 villes à travers le monde. Comment ce phénomène s’est-il propagé depuis le campement de la Puerta del Sol à Madrid en mars dernier ?
« Le mouvement de contestation de masse a commencé au Portugal, le 12 mars 2011. Et si on veut être plus précis, on peut le faire remonter aux émeutes du 6 décembre 2008 en Grèce, qui sont nées de l’exaspération devant la situation économique subie par les jeunes. Mais il est vrai que c’est l’occupation de la Puerta del Sol qui marque le point de départ de cette nouvelle forme d’action politique qu’est le rassemblement, qui s’est ensuite étendue à un grand nombre de pays développés », relève Albert Ogien, sociologue et directeur de recherches au CNRS. « Certaines des raisons de ce mouvement de révolte et de contestation sont bien connues », souligne M. Ogien qui cite sur ce plan : la dégradation des conditions de vie, la réduction des services publics (santé, éducation, justice, retraite, sécurité, etc.), le manque d’avenir pour la jeunesse, sans compter le sentiment d’un appauvrissement sans fin, de l’impuissance des politiques, du pouvoir absolu des milieux de la finance, et du démantèlement de la démocratie sous le coup de la « mondialisation. »
« Les technologies de l’information et de la communication et Internet construisent progressivement une “scène globale”, qui donne un sens, au moins médiatique, à des mouvements de protestation planétaires. La globalisation, bien cernée par des sociologues comme Anthony Giddens et Ulrich Beck, comme une “redéfinition des rapports entre l’espace et le temps”, permet à des actions a priori locales d’accéder immédiatement à une visibilité globale. Sur cette scène globale, un mouvement très moral et aux revendications très floues, comme les Indignés, est donc susceptible de susciter très vite l’imitation et de gagner une notoriété elle aussi globale », précise pour sa part Marc Jacquemain, professeur de sociologie à l’Université de Liège.
Un mouvement est planétaire, certes, mais malgré l’hétérogénéité du mouvement, beaucoup ont les mêmes revendications, à savoir la lutte contre la précarité liée à la crise et au pouvoir de la finance. Albert Ogien estime ainsi qu’il y a trois caractéristiques communes à ces mouvements : « Ce que les rassemblements qui se produisent dans les pays développés ont en commun est d’abord le choix d’une forme d’action politique caractérisée par la non-violence, l’inorganisation volontaire, l’acceptation du pluralisme des revendications, le rejet des modalités sclérosées de la démocratie représentative, la mise en œuvre de pratiques de démocratie “réelle”, le respect total de la parole des gens ordinaires. Ensuite, la deuxième caractéristique est le fait que les revendications expriment une demande brute de liberté, de dignité, de justice, et d’égalité, c’est-à-dire que ces demandes ne sont pas filtrées par un discours idéologique qui leur donne un sens partisan ou s’articule dans un programme. La troisième caractéristique de ces mouvements est qu’ils émanent d’une “jeunesse” qui partage une même condition : un avenir bloqué, dans une société qui ne lui ménage guère de place et qui retarde son désir d’accéder tout simplement à une vie normale. »
« Le point commun est précisément l’indignation. L’indignation est seulement un appel moral à protester, sans visée politique, et tout le monde peut bien protester contre quelque chose. Mais il y a une différence considérable entre ceux qui “s’indignent” dans le cadre de sociétés riches et pratiquant la démocratie, et ceux qui “s’indignent” ou essayent de le faire, dans des sociétés pauvres et très contrôlées politiquement» , souligne de son côté M. Jacquemain.

Les principales revendications
Dans ce tourbillon de campements et de manifestations, des slogans fustigent pêle-mêle la « corruption » du système financier, demandent un droit au logement pour tous, ou la libération de la Palestine, et revendiquent leur proximité avec le printemps arabe. Or, pour Marc Jacquemain, il n’y a pas de principales revendications, « sauf “qu’ils s’en aillent tous”, et c’est bien ce qui fait le succès du mouvement : chacun se bat contre l’injustice du monde mais sans devoir préciser en quoi consiste cette injustice. Chaque mouvement, à la limite chaque individu, peut donc imaginer que le mouvement global “colle” à ses propres indignations ».
Un point de vue partagé par Albert Ogien, qui souligne que « les revendications qui s’expriment sont très générales dans la mesure même où ceux qui y participent ne veulent pas les définir a priori ». « L’esprit du mouvement, précise-t-il, est justement de laisser les gens exprimer les motifs de leur mécontentement et de leur colère, et de les recueillir dans des cahiers de doléances. Cela donne souvent l’image d’un bric-à-brac, d’un collage peu cohérent de revendications, qui varie de pays à pays, selon les circonstances locales et selon les groupes de militants et d’activistes qui se retrouvent dans ces rassemblements. On peut sans doute ajouter que ceux-ci ne sont pas tous des néophytes : les rassemblements réunissent un grand nombre de militants et d’opposants engagés dans les combats contre le nucléaire, les politiques néolibérales, les OGM, le consumérisme, ou pour la justice et la défense des clandestins. C’est ce que démontrent les rassemblements qui ont eu lieu : à l’occasion de la marche de la honte du 23 janvier à Bruxelles ; en réaction à l’accident de Fukushima du 11 mars au Japon ; dans le cadre des mouvements du 12 mai au Portugal et du 15 mai en Espagne ; lors des manifestations du printemps en Grèce et en Italie ; dans le cadre de la demande de justice sociale à Tel Aviv ; lors des occupations de Wall Street, de Londres, de Tokyo et de centaines de villes à l’automne ; et lors de la journée de “Global Resistance” du 15 octobre dernier. Mais la règle que s’imposent ceux qui participent aux rassemblements est de ne pas afficher leur appartenance politique et de se présenter comme un citoyen parmi d’autres. Reste que certaines revendications émergent. La première est celle d’une démocratie réelle. La deuxième est celle d’un contrôle effectif sur le pouvoir des banques et de grands groupes multinationaux afin de maîtriser les conséquences que leurs décisions font subir aux peuples. Le troisième motif de récrimination est le repli de l’État social, qui se traduit par une montée des injustices et des atteintes à l’égalité entre citoyens .»

 Nouvelle forme de protestation ?
Cette protestation mondiale est « à la fois nouvelle et ancienne », estime par ailleurs Marc Jacquemain. « Ancienne, parce que l’histoire de l’humanité est parcourue de “mouvements de révoltes” spontanés et sans revendications précises, si ce n’est l’idée d’une injustice latente, de la revendication d’un sort meilleur. Mais cette forme de protestation est aussi nouvelle sur deux points. D’abord, elle est presque immédiatement mondiale, ce qui n’est possible que depuis quelques années à peine. Et surtout, elle reste pacifique, ce qui est quand même une nouveauté dans l’histoire humaine. »
« Le rassemblement est certainement une forme d’action politique originale. Tout d’abord parce qu’elle est en partie rendue possible par les nouvelles conditions de circulation de l’information, c’est-à-dire grâce à la maîtrise des moyens et réseaux de communication modernes, ce qui permet en un premier temps de dépasser les formes de mobilisation organisées à partir de partis politiques ou de syndicats, souligne également Albert Ogien. Le rassemblement est également original par le fait qu’un savoir-faire politique (assemblées, votes, information alternative, inventivité poétique, plaisirs de la fête et de la rencontre, etc.) est mis au service d’une forme d’action dont la stratégie délibérée est la non violence, l’absence de dirigeants, le refus d’un programme. L’idée de “Révolution globale” – qui a servi de plate-forme pour le mouvement mondial du 15 octobre dernier – semble plus s’adresser à un changement de mentalités qu’à un changement de régime politique. Finalement, l’originalité du rassemblement tient à ce qu’il s’agit de rassembler un grand nombre de personnes et d’occuper des espaces publics afin de faire naître une discussion libre entre citoyens, pour partager leurs expériences du mécontentement face à une situation injuste, indigne, inégalitaire ou dangereuse. Et on attend du strict respect de ces pratiques de démocratie réelle que se renouvellent la démocratie et la politique – mais sans savoir à l’avance comment et avec quelles conséquences », ajoute le spécialiste.

Les réactions des politiques
Les manifestants ont donc envahi l’espace public pour se faire entendre. Mais face à ces mouvements comment réagissent les responsables politiques ? « On comprend bien le désarroi dans lequel ce mouvement place les dirigeants et gouvernants et les professionnels du politique qui les entourent et les conseillent. Le rassemblement brise les règles de l’activité politique dont on avait pris l’habitude dans les démocraties représentatives. Partis politiques, syndicats, élections, règle de la majorité à laquelle la minorité consent, alternance, équilibre des pouvoirs, etc. Pour les participants aux rassemblements, ce système est trop faussé pour qu’il puisse encore convaincre les citoyens qu’il faut y adhérer. Donc, il n’est pas question d’entrer dans un jeu de négociation avec un pouvoir institué. C’est au contraire au personnel politique de venir au contact du peuple et d’initier un débat avec lui sur les places qu’il occupe », estime M. Ogien.
« Bref, le monde politique doit se soumettre aux pratiques de la démocratie réelle. C’est inédit et sans doute inacceptable. Mais il n’en reste pas moins que l’existence même de ces rassemblements pose un sérieux problème aux dirigeants. Ils admettent que la situation de la jeunesse n’est pas enviable et, dans leur majorité, s’affirment publiquement solidaires du mouvement, comme par exemple Barak Obama, le pape, le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, et d’innombrables dirigeants et représentants. C’est qu’ils comprennent que la situation économique actuelle ne leur permet pas d’apporter une véritable réponse à la demande la plus simple de ces “indignés” ou de ces “occupants” : pouvoir mener une vie normale et digne, en exigeant un changement total des structures de l’organisation de l’économie à l’époque de sa mondialisation. Que peuvent-ils faire dans ces conditions ? Attendre et voir sans doute... en manifestant leur sympathie pour un mouvement qui, tant qu’il ne devient pas violent, ne les dérange pas vraiment », conclut le spécialiste.
Des centaines d’« indignés » campent toujours à Londres, New York et Francfort, villes symboles de la finance mondiale, dans le calme, mais déterminés à poursuivre leur mouvement. Les Indignés ont trouvé une dimension internationale solide le 15 octobre dernier, lorsque le mouvement s’est propagé à plus de 700 villes à travers le monde. Comment ce phénomène s’est-il propagé...