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À La Une - Histoire

Les événements de 1860 revisités pour la première fois au cours d’un colloque à l’USJ

Différentes descriptions des événements de 1860, archives inédites, audace historienne et réflexion sur la mémoire ont animé un débat initié pour la première fois au Liban sur cette date charnière, dans le cadre d’un colloque de trois jours, accueilli par l’USJ.

La maison à Damas de Abd el-Qadir, musulman d’origine algérienne, ayant servi de refuge à nombre de chrétiens en 1860. L’image est prise de l’ouvrage de Gérard de George, « Damas, Répertoire iconographique » (Larmathan, 2001). Professeur Juliette Rassi a utilisé ces images pour son intervention, « pour, enfin, nommer les choses telles quelles ».

Les événements de 1860, opposant druzes et maronites dans la Montagne libanaise, orthodoxes et sunnites à Damas, forment une sorte de moule, apte à éclairer les conflits de 1958, 1975 et 1990, tant les facteurs qui s’y entremêlent, entre nuances internes et politiques externes, dissoutes sous le titre de confessionnalisme, n’ont cessé de ressurgir au cours de l’histoire moderne du Liban.
Ces heurts ont fait l’objet d’un colloque de deux jours réunissant, pour la première fois, des historiens issus de plusieurs universités du pays, auxquels se sont joints des enseignants-chercheurs de France, des États-Unis, de Suisse, de Syrie et de Turquie. C’est une initiative mise en œuvre par l’Université Saint-Joseph, la Sorbonne, l’Institut de France pour le Proche-Orient, l’Université de Balamand, l’Université américaine de Beyrouth et l’Union des écrivains libanais, avec le soutien de « Lebanon Renaissance Foundation » et la « Druze Heritage Foundation ». Le titre même du colloque « Histoires et mémoires d’un conflit » connote la pluralité des versions disponibles au sujet de ces événements, des versions parfois antagonistes que trahit la comparaison des récits chrétiens et druzes. Multiplicité d’histoires, et donc de mémoires, tiraillées par une compréhension partielle d’une réalité qui ne sera jamais entièrement cernée, ou encore par le refoulement des versions qui dérangent, parce qu’elles grattent le stigmate d’un conflit gravé chez l’individu, en fonction de la communauté avec laquelle il se confond, et dont il s’approprie, sciemment ou pas, le passé qu’elle incarne et les aspirations qui l’animent.

Des réformes ottomanes
Les interventions du colloque auront passé en revue tous les éléments aptes à définir le contexte de 1860, s’attardant à des degrés variables sur les facteurs externes ou internes du conflit. D’abord, les tanzimat (réformes ottomanes de 1839 et 1856) sont récurrentes dans la mise en contexte des faits, même si leur rôle dans le déclenchement des événements est plus direct à Damas que dans la Montagne, où les chrétiens bénéficiaient d’une marge de liberté, bien avant les tanzimat.
Le chercheur Selim Deringil de l’Université Bogaziçi (Istanbul) rappelle que les tanzimat reflètent « une volonté sincère et bien planifiée de l’État ottoman d’inclure les reaya (non-musulmans) dans le projet de réforme », une réforme que d’autres historiens présents au colloque ont d’abord qualifiée de « moyen pour les Ottomans de préserver leur intégralité territoriale ». Cette aspiration à la réforme aura déclenché une réaction négative de certains musulmans de l’époque, notamment à Damas : des témoignages relatés par certains chercheurs, dont M. Deringil, trahissent une certaine attitude des musulmans, « jalousant », selon certains, « l’émancipation » des chrétiens qui faisaient tinter les cloches de leurs églises, montaient à cheval, et même « osaient porter un ruban vert ! »,
alors qu’ils étaient traditionnellement interdits d’arborer des couleurs vives. Par ailleurs, d’autres intervenants soulignent les manifestations de force de certains notables chrétiens, voulant marquer leur présence : un riche orthodoxe du quartier chrétien de Damas, qui sera ravagé par les événements, aurait contraint deux adolescents musulmans à venir balayer le quartier, dans un contexte plus large de dissidences sur fond confessionnel, où certains musulmans obligeaient des chrétiens de Damas à marcher sur des croix gravées à cette fin sur le sol. Sans s’attarder sur la valeur cathartique, ou au contraire, provocatrice, de ces images, l’enjeu est d’abord de refléter la réalité telle quelle, celle de pratiques parfois démesurées de certains individus, campés dans leur communauté et s’enlisant dans un rejet de l’autre au nom d’une identité qu’ils croyaient ainsi défendre.

Spécificité de la Montagne libanaise
Mais les chrétiens de la Montagne bénéficiaient déjà d’une autonomie, qui tend à atténuer l’impact des réformes ottomanes sur les événements qui devaient éclater en 1860. En effet, leur nombre était nettement supérieur à celui des druzes (selon les recensements du consulat français, 110 000 maronites peuplaient le Mont-Liban contre 40 000 druzes, les deux communautés étant réparties entre deux caïmacamats séparés). De plus, le Mont-Liban en soi jouissait d’une indépendance par rapport aux autorités ottomanes, qui ont préféré asseoir une forte présence sunnite le long du littoral, formant une sorte de sentinelle ceinturant une Montagne au relief hostile. La crainte que les druzes manifestaient à l’égard des chrétiens était donc nourrie par le nombre nettement supérieur de ces derniers, et par leur enrichissement grâce au commerce de la soie, dont l’artère s’appuyait surtout sur des villes françaises. Les manifestations de richesse, et donc d’émancipation, étaient perçues comme une provocation, et surtout comme une menace au caïmacamat druze, attisée par la révolte de Tanios Chahine... déclenchant la réaction « démesurée » des druzes en 1860, comme s’accordent à la qualifier plusieurs chercheurs tant druzes que chrétiens.

Pluralité des profils druzes et division des chrétiens
Partant de l’axiome convenu entre les historiens selon lequel « le leadership druze se trouve derrière la victoire militaire de cette communauté en 1860 », Naila Kaidbey, de l’Université américaine de Beyrouth, divise les participants druzes entre muqata’ji (seigneurs féodaux) et ammiya (paysans), « sans aucune intention de les absoudre de toute culpabilité ». Elle portraie les premiers sous un angle d’abord humain, affirmant notamment que cheikh Saïd Joumblatt, fils du notable Bachir Joumblatt, emprisonné par la Sublime Porte au lendemain des événements, « était (pourtant) dès le départ contre les combats interconfessionnels en 1860 », selon Mme Kaidbey. Elle invoque les écrits de Youssef Khattar Abou Chacra, qui montrent l’incapacité de cheikh Saïd, en dépit de ses contacts soutenus avec les autorités chrétiennes, notamment l’évêque Boustany de Deir el-Qamar, à contenir « la rage » de sa communauté. Pour leur part, les ammiya étaient généralement « fidèles aux seigneurs féodaux, mais l’effritement des structures sociales leur a permis de prendre souvent l’initiative de la bataille », explique Mme Kaidbey. Et de conclure : « L’ignorance, la pauvreté et l’avidité se sont mêlées au zèle religieux, pour dégénérer en un désastre, qu’Abou Chacra qualifie d’“actes diaboliques”, en référence à ce que d’autres ont appelé “massacre”. »
Les chrétiens étaient eux-mêmes divisés entre conservatisme aristocratique et désir démocratique populaire, comme le révèle l’exemple « emblématique » mais controversé de Youssef Bey Karam, que décrit père Karam Rizk de l’USEK. Néanmoins, Nadine Méouchy, de l’Institut français du Proche-Orient, met l’accent sur l’ascension de l’Église maronite en tant que « force politique » après les événements de 1860. Citant Jean-Jacques Chevallier, elle explique que « les divers facteurs qui ont permis l’irrésistible ascension de l’Église renvoient globalement à sa relation organique avec sa communauté, à l’abaissement des muqata’jis, à la puissance économique du clergé et à son alliance objective avec la bourgeoisie, sans compter qu’après 1860, la asabiyya maronite se fait en faveur de l’Église ».

Première intervention humanitaire
Un autre résultat, plus visible, des événements de 1860 est la consécration juridique de « l’obligation de protéger » en une « intervention d’humanité », qui jette les bases de l’actuel droit d’intervention, comme l’explique Pascal Herren, de l’Université de Genève. Ainsi, l’expédition sous le commandement du général Charles Marie Napoléon de Beaufort d’Hautpoul en août 1860 continue à servir « d’argument empirique pour démontrer la légitimité et la légalité de l’intervention altruiste en droit international », au cœur du débat doctrinal qu’elle suscite. Une autre conséquence, relatée dans ses détails techniques par Souad Slim de l’Université de Balamand, est l’indemnisation des chrétiens, le décompte des compensations et le mécanisme de leur distribution, au lendemain des événements. Cette compensation aura-t-elle calmé les ardeurs de 1860 ? Seul un diagnostic des mémoires semble apte à fournir les réponses escomptées. En attendant, un témoignage aussi vif que celui de la comtesse de Perthuis, « à la liberté de ton exceptionnelle », comme la décrit Gérard Khoury (de l’Iremam, Aix-en-Provence), apporte un angle original, une critique aiguë et presque ludique, qui allège la perception généralement grave des faits. Ainsi, elle trouvait Youssef Bey Karam « étrange ». « Il ne me fait pas l’effet que j’attendais », note-t-elle dans ses récits de voyage. Quant à Abdel Kader, reconnu historiquement pour avoir fait de sa demeure un refuge pour les chrétiens de Damas, la comtesse écrit : « Il y avait intérêt, il était cautionné par la France ! »
Les événements de 1860, opposant druzes et maronites dans la Montagne libanaise, orthodoxes et sunnites à Damas, forment une sorte de moule, apte à éclairer les conflits de 1958, 1975 et 1990, tant les facteurs qui s’y entremêlent, entre nuances internes et politiques externes, dissoutes sous le titre de confessionnalisme, n’ont cessé de ressurgir au cours de l’histoire moderne du...
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