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Jean Monnet ou Rustom Ghazalé ?

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la France et l'Allemagne ont pris l'option stratégique de s'engager résolument sur la voie de la paix, pour tirer un trait sur près de 75 ans de conflits et de guerres épisodiques, les dirigeants français et allemands ne se sont pas contentés, afin d'atteindre cet objectif, de gesticulation médiatique et de déclarations creuses bâties sur des lieux communs. Sous l'impulsion d'hommes d'État véritablement visionnaires, notamment Jean Monnet et Robert Schuman, le projet de formation d'une communauté européenne du charbon et de l'acier fut lancé le 9 mai 1950 et se concrétisa le 23 juillet 1952. L'idée sous-jacente d'une telle initiative était, en schématisant, de créer, plus particulièrement entre la France et l'Allemagne, des liens économiques sectoriels très étroits, tellement étroits qu'un nouveau conflit armé deviendrait impensable et irréalisable, car en totale contradiction avec les intérêts intimes des populations concernées. On connaît la suite des événements et le degré d'avancement de la construction européenne qui s'ensuivit...


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Dimanche dernier, 25 avril, les Libanais - ou du moins une grande partie d'entre eux - ont célébré le quatrième anniversaire du retrait des troupes syriennes sous les coups de la révolution du Cèdre. Si cette célébration a revêtu cette année une importance particulière, c'est parce qu'elle est intervenue à la veille d'élections législatives dont l'un des enjeux cruciaux est, précisément, de déterminer si oui ou non les alliés de la Syrie pourront reprendre le contrôle du gouvernement à la faveur du scrutin du 7 juin. Cette célébration intervient aussi alors qu'un débat, souvent fiévreux, divise les Libanais au sujet de l'attitude à adopter à l'égard de la Syrie.
Le directoire du courant aouniste ne cesse de répéter, chaque fois que l'occasion se présente, que notre contentieux avec Damas fait désormais partie du passé maintenant que la Syrie a retiré ses troupes du Liban. Les responsables aounistes ne cessent de souligner que dès lors, il ne sert plus à rien d'adopter une attitude hostile vis-à-vis du régime syrien et que, par le fait même, il devient nécessaire de pratiquer une politique d'ouverture à son égard. Sauf que limiter le contentieux avec notre voisin de l'Est au seul problème de la présence militaire constitue une falsification flagrante de l'histoire, qui cache mal une foncière malhonnêteté intellectuelle et politique.
Nous l'avons déjà souligné à plusieurs reprises dans ces mêmes colonnes : la crise de confiance entre la Syrie et le Liban ne date nullement du début de la guerre libanaise ; elle n'est nullement liée à l'attitude des leaders libanais actuels ; elle ne se limite en aucune façon au régime syrien en place depuis le début des années 70. Cette crise de confiance est chronique ; elle remonte aux années 20 du siècle dernier, dans le sillage de la proclamation du Grand Liban ; elle a éclaté au grand jour dans les années 40, après la première indépendance, notamment lorsque le régime syrien de l'époque a tenté de faire obstruction à l'adhésion du Liban à la Ligue arabe en tant qu'État indépendant. La crise de confiance a atteint aussi un tournant significatif dans les années 50 lorsque la Syrie a exercé toutes sortes de pressions sur le pouvoir libanais - y compris la fermeture des frontières et l'interdiction de l'entrée de produits alimentaires au Liban - afin de contraindre Beyrouth de s'aligner sur le système d'économie dirigée choisi par Damas. Cette crise de confiance s'est même manifestée lorsque l'allié privilégié de la Syrie au Liban, l'ancien président Sleimane Frangié, a été soumis en 1973 à de fortes pressions de la part de Hafez el-Assad - pourtant son « ami » - afin qu'il mette un terme à sa tentative de juguler les violations de la souveraineté libanaise par les organisations palestiniennes.
Ce cumul de crises politiques qui ont jalonné les décennies passées, depuis la première moitié du siècle dernier, a fini par engendrer un fossé qualifié de « culturel » par nombre d'observateurs avertis ; un fossé qui s'est d'autant plus creusé avec le temps que la société syrienne s'est avérée imperméable, au fin des ans, à un ensemble de valeurs auxquelles les Libanais, toutes sensibilités et tendances confondues, ont toujours été profondément attachés et qui se rapportent aux libertés publiques, au pluralisme politique, à l'ouverture sur le monde, à la préservation du libéralisme économique et de l'initiative privée...
Pour combler un tel fossé politico-culturel entre les deux peuples, la gesticulation médiatique, la politique de l'autruche, les visites politiciennes à grand renfort de folklore propagandiste ne sauraient aboutir à un quelconque résultat. Si l'on désire surmonter la crise de confiance entre les deux pays, il faudrait avant tout s'abstenir de falsifier l'histoire, d'occulter les tristes réalités des rapports libano-syriens, de tromper les Libanais en essayant de les entraîner sur la voie de l'amnésie politique en occultant effrontément, pour satisfaire un ego débordant, toutes les agressions meurtrières qui ont caractérisé la contre-offensive syrienne enclenchée après la révolution du Cèdre.
D'une certaine façon, l'un des enjeux du scrutin du 7 juin pourrait porter sur le choix suivant : faire preuve de cécité politique dans la perception du lourd contentieux libano-syrien, en permettant aux alliés de Damas de contrôler à nouveau le gouvernement ; ou, au contraire, poser le problème des rapports avec la Syrie dans toute sa dimension et en toute transparence, non pas tant pour raviver les démons du passé, mais bien au contraire pour regarder vers l'avenir, pour construire les relations bilatérales sur des bases solides, franches, équilibrées, fondées sur des intérêts bien compris, impliquant le quotidien des deux peuples.
En clair, c'est en optant pour une approche semblable à celle qui a conduit à la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier - une approche bâtie sur des intérêts conjoints palpables, rendus possibles par la déconstruction de l'idéologie nazie - que l'on pourra édifier des relations saines, et sereines, entre le Liban et la Syrie. Mais y aurait-il pour cela un Jean Monnet sur l'échiquier politique syrien, ou uniquement des Rustom Ghazalé et consorts ? Une interrogation dont la réponse reste tributaire, au moins, d'un hypothétique et profond changement des mentalités sur les bords du Barada...

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la France et l'Allemagne ont pris l'option stratégique de s'engager résolument sur la voie de la paix, pour tirer un trait sur près de 75 ans de conflits et de guerres épisodiques, les dirigeants français et allemands ne se sont pas contentés, afin d'atteindre cet objectif, de gesticulation...
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