Rechercher
Rechercher

Culture - Biennale de Sharjah

Intrigues et troubles du langage en haut lieu artistique

« Plot for a Biennal » : pour sa dixième édition (qui se déroule jusqu'au 16 mai), l'événement créé en 1993 a décidé de faire la part belle à la trahison, à l'intrigue et au terrain géographique, trois définitions du mot anglais « plot », ancrées au cœur de la réalité de la ville émiratie.

Le jour de l’ouverture officielle de la Biennale. Face au musée, au premier plan, une des œuvres de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.

Un émirat, Sharjah, qui se démarque nettement de son voisin, Dubaï, par son conservatisme religieux, ses 17 musées et la première université des beaux-arts inaugurée dans les Émirats arabes unis. Il suffit de faire le trajet entre les deux capitales pour saisir au mieux la différence. La première est une ville arabe plutôt anodine dans sa périphérie et ses habitants modestes et travailleurs, la seconde éclabousse les deux côtés de l'autoroute de ses immeubles sûrement modernes, souvent tape-à-l'œil avec, se découpant dans le lointain et bien au-dessus du métro flambant neuf, l'extraordinairement terrifiante de hauteur Burj Khalifa.
Le cheikh Sultan bin Mohammad al-Qasimi, dirigeant de l'émirat de Sharjah, historien et écrivain, a donc fait de sa capitale une plate-forme culturelle de cette région du monde. Sa fille Hoor, après des études à Londres et un diplôme de commissariat en art contemporain en poche, est, depuis 2003, la présidente de la Biennale, lui donnant aussitôt une envergure internationale. À eux deux et avec le concours de Jack Persekian, directeur de la Biennale depuis ses débuts, en 2004, et de commissaires d'exposition aux CV souvent impressionnants, ils ont garanti la stabilité économique et artistique de cet événement de taille et de poids qui, cette année, anniversaire oblige, s'est voulu très ambitieux.
«La Biennale se propose de déconstruire, de discréditer et de réfléchir sur le concept de trahison, dans sa signification contemporaine d'outil politique qui renforce une idéologie éculée, où on punit la dissension, et enferme les représentations du monde et de notre existence dans des contrastes catégoriques. Cette notion nous a fourni un terreau très riche par lequel nous avons approché la politique, évité la didactique, réécrit l'histoire et réexaminé les pratiques artistiques.» C'est avec ces mots forts que Rasha Salti, commissaire d'exposition avec Suzanne Cotter et Haig Aivazian, explique le mot-clé, «trahison», mais aussi l'arborescence étymologique qui a été leur inspiration - «transaction», «nécessité», «révélation» ou encore «traduction» - autour duquel s'articule la dixième Biennale de Sharjah.

Mises en abîme
La trahison a imbibé, anniversaire oblige bis repetita, le titre donné à cette dernière, «Plot for a Biennal». À entendre de nouveau dans toutes ses acceptions, de conspiration à intrigue cinématographique et/ou littéraire, en passant par terrain ou encore plan architectural. Les trois commissaires se sont concentrés, pour l'aménagement du site et l'un des aspects structurels de l'énorme programmation, sur le synonyme de récit: il y a donc six «actes» ou lieux dans Sharjah même, dans une volonté de ne pas se contenter du musée, mais de rénover des maisons traditionnelles abandonnées - ou les laisser comme telles, ou presque, comme l'installation de Walid Sadek, «The Labour of Missing» (2011) - voire de créer des espaces temporaires, le plus important ayant été accordé à Emily Jacir et son projet intitulé «Lydda Airport» (2009). Rayyane Tabet a fait le choix de présenter l'une des trois parties de son travail, «Home on Neutral Ground» (lire l'encadré), dans le stade de cricket de la ville. Le public est donc en contact permanent avec le cœur, très populaire, de la ville, à forte population indienne. Il est d'ailleurs à regretter que la signalétique ne remplisse pas correctement sa mission. Sous le soleil (déjà) infernal de midi, le visiteur tourne en vain et ignore les sites les plus excentrés.
Quant au beau programme musical, qui a bercé la semaine d'ouverture de la Biennale, il s'intitule tout à propos «A Score for a Biennal» («Une bande-son pour une biennale»): d'Alan Bishop et Sam Shalabi aux vents de Mauritanie avec Dimi Mint Abba en duo avec le pianiste Amino Belyamani, en passant par le sublime dialogue entre Yusef Lateef et Ma'alem Abdelkbir Merchane, l'une des plus belles voix du Gnawa. Une vraie réussite. La Biennale a commissionné Mushrooms an Fig Leaves, la chorégraphie remarquée d'Omar Rajeh, à la tête de Maqamat Dance Theater à Beyrouth, et accompagnée à la guitare par Mahmoud Turkmani et par la voix de la contralto Fadia Tomb el-Hage.
Des films sélectionnés spécialement pour Sharjah par des directeurs de festivals, des cinéastes ou des commissaires d'expositions ont présenté une vraie richesse de points de vue, donnant à l'«intrigue» sa mise en abîme : le film dans le film, sans compter les courts-métrages commissionnés par la Biennale et qui en font partie intégrante à titre d'œuvres, comme The Three Disappearances of Soad Hosni («Les trois disparitions de Soad Hosni») de Rania Stéphan (lire l'encadré).

Traduction (et) politique: revue et corrigée
Ce qui retient l'attention, outre les quelque 120 œuvres sélectionnées dans près de 40 pays, de cette dixième Biennale, c'est l'effort magistral opéré sur l'autre plan de l'«intrigue», à savoir la publication (ou le script pour filer la métaphore). Outre le catalogue général, où chaque artiste s'est engagé, à sa manière, dans un dialogue avec l'interlocuteur de son choix ou a fait l'objet d'une critique. Sous la forme d'un dossier épais couleur lie-de-vin, comme ceux que l'on trouve dans toutes les administrations, les textes ont été imprimés sur un papier jaunâtre ancien, avec une typographie très proche de celle des machines à écrire. Tout est impeccablement négligé, jusqu'aux lignes qui strient certaines pages reliées chez un imprimeur médiocre. Il faut deux feuilletages pour prendre conscience de ce «complot», ce «mensonge graphique». Une somme qui peut facilement devenir, par sa qualité de forme et de fond, un livre à poser sur sa table basse. L'éditrice Ghalya Saadawi et son équipe (de traducteurs-traîtres, pour refiler la métaphore) sont ici à saluer.
Mais ce n'est pas tout: «Manual for Treason» («Manuel de trahison»), dix petits livres-bijoux éditoriaux partis comme des petits pains dès les premiers jours. Chaque éditeur en charge de son volume devait tenir le «rôle» de «curator» (commissaire d'exposition) et ainsi éditer et produire lui-même la mise en page et encourager à la trahir de toutes les manières possibles. Le nom de quelques-uns de ces duos pas nets: Omar Berrada et Érik Bullot (anglais-français); Murtaza Vali (bengali, urdu et anglais) et Ashkan Sepahvand (farsi et anglais).
Il faut préciser ici l'importance accordée par les «curators» de «Plot for a Biennal» aux quatre langues officielles de l'événement, traduites méticuleusement par les centres assermentés de l'administration émiratie: arabe, anglais, urdu et farsi, qui leur ont donné le prétexte parfait pour développer un sujet passionnant: celui du traducteur-traître, car la traduction idéale n'existe pas, surtout quand elle touche au politique. Dans la même veine, les artistes Lynn Love et Ann Sappenfield ont développé le projet «The New Emirati Britannica, Third Edition», tandis que le trimestriel américain Cabinet a publié un bel ouvrage au titre sulfureux et à la présentation impeccable, An Album of Traders, Traitors, Translators and Experimentalists.
«Plot for a Biennal» vaut le détour, assurément. L'événement donne à voir les artistes qui montent dans la région du Moyen-Orient, mais aussi et surtout donne une image exacte de ce qui pourrait intéresser les acheteurs de cette même région, même si l'achat d'œuvres n'a évidemment pas lieu d'être ici.
Un émirat, Sharjah, qui se démarque nettement de son voisin, Dubaï, par son conservatisme religieux, ses 17 musées et la première université des beaux-arts inaugurée dans les Émirats arabes unis. Il suffit de faire le trajet entre les deux capitales pour saisir au mieux la différence. La première est une ville arabe plutôt anodine dans sa périphérie et ses habitants...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut