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En Libye, au Yémen et en Jordanie, l’issue des soulèvements dépend du facteur tribal - Interview

En Libye, au Yémen et en Jordanie, l’issue des soulèvements dépend du facteur tribal

Khaled Fattah, chercheur et spécialiste des relations entre États et tribus au Moyen-Orient, revient sur le rôle et le poids des tribus dans la région, notamment dans le cadre des révoltes actuelles.

Samedi, différentes tribus ont manifesté, à Amman, leur soutien au roi Abdallah. Muhammad Hamed/Reuters

Dans lecadre du mouvement de protestation régionale, et dans certains pays, comme la Libye, le Yémen ou encore la Jordanie, le facteur tribal n'est pas anodin.
Dans le royaume hachémite, une ligne rouge a été franchie en février dernier, quand les chefs de grandes tribus ont adressé des critiques directes et publiques contre la reine Rania. Et ce alors même qu'en Jordanie, les critiques visant la famille royale sont passibles de trois ans de prison.
Au Yémen, pays assis sur des structures tribales, le président Ali Abdallah Saleh a perdu le soutien de plusieurs tribus, dont les Baqil, mais aussi et surtout les Hached, considérés comme la plus importante tribu du pays. L'un des chefs des Hached, cheikh Hussein ben Abdallah al-Ahmar, a ainsi annoncé, selon des sources tribales, sa « démission du Congrès populaire général (de M. Saleh) pour protester contre la répression des manifestants pacifiques à Sanaa, Taëz et Aden ».
En Libye, le colonel Kadhafi a bien pris soin, au fil des années, d'armer sa tribu et de promouvoir ses membres à des postes sensibles notamment d'un point de vue sécuritaire. Ainsi, la 32e brigade, les troupes d'élite commandées par un des fils du colonel Kadhafi, Khamis, est constituée de membres de la tribu du colonel. Mais, depuis le début de la révolte, un certains nombre de tribus, notamment dans l'Est libyen, ont annoncé avoir lâché le guide.

 

Q – Dans quels pays les tribus sont-elles, aujourd’hui, des acteurs politiques majeurs ?
R – Nombreux sont ceux, en Occident, à penser que les membres d’une tribu sont des nomades vivant dans des zones retirées et dures. Cela ne correspond pas à la réalité du Moyen-Orient, où la distinction entre tribal et non tribal ne recouvre pas de manière significative la distinction entre nomades et sédentaires. La majorité des tribus moyen-orientales ne bougent pas. Les populations tribales, au Yémen, en Irak, en Algérie et en Iran, par exemple, sont des paysans sédentaires. Le tribalisme, dans la région, n’est pas une manière de vivre, mais plutôt une identité solidement enracinée non seulement dans la culture, mais également dans le politique.
Aujourd’hui, l’affiliation à une tribu est toujours vivace dans la conscience
sociopolitique de millions d’Arabes résidant dans des villes modernes à travers la région. Le tribalisme est toujours en concurrence avec les trois autres systèmes identitaires majeurs dans la région : le nationalisme, le panarabisme et l’islamisme.
En regardant de plus près la carte actuelle des relations entre société et État dans le monde arabe, l’on note que les tribus restent un acteur politique majeur en Arabie saoudite, dans les monarchies pétrolières du Golfe, en Jordanie, en Irak, au Yémen et en Libye. Dans ces pays, les bannières tribales flottent à côté des drapeaux nationaux, et l’identité tribale continue de jouer un rôle important dans la formation du processus de prise de décision étatique et dans la construction de l’identité nationale. La forte voix politique des tribus dans ces pays illustre comment les systèmes politiques arabes, riches et pauvres, monarchiques et républicains, restent vulnérables aux idéologies politiques de la vie tribale. Une telle vulnérabilité est le reflet clair de l’échec de la modernisation politique dans le Moyen-Orient arabe.

De quelle manière la tribu exerce-t-elle son pouvoir ?
Les relations, aujourd’hui, entre les tribus et les institutions étatiques dans le monde arabe s’expriment à travers des relations de patronage et de clientélisme entre les cheikhs des tribus influentes et les élites politiques. Les formes de ce patronage varient du paiement mensuel aux cadeaux qui peuvent prendre la forme de marchés lucratifs, de terrains, de véhicules ou encore de maisons. Pendant la guerre avec l’Iran de 1980 à 1988, et après l’échec lamentable de l’aventure militaire irakienne au Koweït, le régime irakien a relancé le système de justice tribale et a même accordé aux leaders tribaux des passeports diplomatiques. Dans le cadre de sa politique de tribalisation, Saddam Hussein est allé jusqu’à déclarer que le parti Baas irakien est « la tribu de toutes les tribus ».
Dans les pays tribaux ayant une expérience électorale, comme le Yémen ou la Jordanie, les leaders tribaux jouent un rôle significatif dans la formation des mécanismes et stratégies non seulement des régimes, mais également des partis d’opposition, y compris islamistes. Les membres d’une tribu votent pour leurs cheikhs, pour les cheikhs alliés et pour les candidats soutenus par leurs chefs tribaux. Le vote tribal lors d’élections n’est pas basé sur une affiliation idéologique, mais simplement sur la base des obligations sociales liées à l’appartenance à une tribu.
Dans les autres pays arabes dotés d’une large population tribale, les frontières administratives locales sont dessinées, essentiellement, sur une base tribale, et les cheikhs tribaux sont les officiels administratifs locaux.
L’exercice du pouvoir par les tribus et leurs leaders ne devrait néanmoins pas être vu comme une tentative de la part des tribus de renverser l’État et de le remplacer par un ordre tribal. Les tribus et leurs chefs préfèrent plutôt extraire un maximum de concessions politiques et d’avantages économiques de l’État, sans être directement impliqués dans la gestion complexe des affaires de l’État.

La structure et le pouvoir des tribus ont-il évolué au cours des dernières décennies ?
À travers l’histoire moyen-orientale, les relations entre les tribus et les élites politiques dans les centres urbains ont été caractérisées par une méfiance mutuelle et, dans le même temps, par un besoin mutuel. De l’Irak à la péninsule Arabique et jusqu’au Maroc, les unités tribales ont, des siècles durant, non seulement coexisté, mais aussi rivalisé avec les implantations rurales et urbaines. Le problème de l’intégration de ces unités a été inscrit sur l’agenda politique des toutes les élites politiques qui ont contrôlé la région. Les Ottomans, les Français, les Britanniques, les Italiens, les rois arabes, les imams, les sultans et les officiers militaires postrévolutionnaires ont tenté, avec différents degrés de réussite et d’échec, de détruire, coopter, subordonner et manipuler les tribus. Si les puissances coloniales occidentales ont compté sur la politique du diviser pour mieux régner, les Ottomans ont appliqué quatre stratégies avec les tribus arabes : la diplomatie, la transformation des leaders tribaux en agriculteurs et percepteurs d’impôts, des actions militaires ciblées et la cause islamique.
Néanmoins, les relations entre les autorités centrales, qu’elles soient coloniales ou autochtones, et les tribus, n’ont jamais été fixées, mais plutôt sujettes à de constants ajustements en réponse à des circonstances économiques et politiques changeantes.

De quelle manière les tribus ont-elles aidé ou empêché la construction étatique ?
Les tribus du Moyen-Orient ne sont pas des entités qui occupent le plus bas échelon d’une échelle évolutionnaire de la vie politique. En d’autres termes, les tribus n’évoluent pas d’une situation prémoderne pour devenir des entités politiques modernes. Les États et les tribus dans le Moyen-Orient se forment et se nourrissent l’un l’autre. La création d’un système étatique moderne et le lancement de projets de modernisation dans le Moyen-Orient arabe ont représenté une menace sérieuse pour la survie même de la structure et de l’identité tribales dans la région. Les causes de cette menace sont nombreuses : la définition des frontières politiques et administratives de l’État, la notion de citoyenneté, les réseaux routiers, l’urbanisation et la centralisation du pouvoir entre les mains de gouvernements appuyés par des corps militaires et administratifs imposants.
Néanmoins, bien que le processus de formation de l’État et de modernisation politique ait été lancé il y a des décennies, l’identité et la culture politique tribale n’ont pas disparu. Dans les faits, les tribus restent des systèmes dominants au niveau du sens culturel, et la marque des valeurs tribales est évidente dans l’arène politique.
Étant nés avec des défauts fondamentaux géographiques, en tant qu’entités économiques et politiques fragiles prises dans un réseau dense d’intérêts géopolitiques internationaux, manquant d’harmonie entre leur forme externe moderne et leur contenu interne traditionnel, et souffrant de sérieux problèmes de légitimité et d’une construction institutionnelle faible, les États modernes arabes dotés d’importantes populations tribales ont été, dès leur naissance, des unités politiques difficiles à gérer sans le soutien des tribus.

Aujourd’hui, quel est le rôle des tribus dans le mouvement de protestation régional ?
Une vision télescopique des révolutions et soulèvements dans la région montre comment le facteur tribal est évident dans les cas libyen et yéménite.
Vis-à-vis des tribus, Kadhafi a mené la politique de la carotte et du bâton. Les tribus loyales sont récompensées. Mais si un membre d’une tribu se trouve impliqué dans des activités d’opposition, c’est toute la tribu qui est punie, à travers, par exemple, l’arrêt des services gouvernementaux. Kadhafi se repose aussi lourdement sur sa propre tribu, les Kadhafa. Par exemple, de jeunes officiers de l’armée issus des Kadhafa ont été promus et se sont vus confier des postes sensibles. Tous les postes stratégiques militaires et sécuritaires sont tenus par des membres de la tribu Kadhafa. Le soulèvement violent en Libye a un parfum tribal. Les tribus qui avaient été exclues du système de patronage de Kadhafi sont des forces principales de la rébellion. En ce qui concerne le Yémen, la survie du régime du président Saleh dépend du soutien des tribus du nord, des tribus armées jusqu’aux dents et bien représentées dans l’armée.
En Libye, au Yémen et en Jordanie, l’issue des soulèvements actuels dépend du facteur tribal. Plus les tribus soutiennent ces régimes, moins il est probable que les révolutions tunisienne et égyptienne soient dupliquées dans ces pays. Le facteur tribal pourrait toutefois aussi pousser les soulèvements actuels vers des guerres civiles, plutôt que des révolutions.
Enfin, contrairement à la Tunisie et à l’Égypte, la Libye n’a pas de Constitution depuis 1977, ce qui signifie que c’est un pays sans cadre légal de référence. Ce qui rend difficile les prévisions concernant une Libye post-Kadhafi. Néanmoins, les figures de l’opposition à l’intérieur et à l’extérieur et les islamistes ayant des affiliations fortes avec les tribus, on peut penser que ces dernières seront plus représentées à l’avenir quelle que soit la transformation de la Libye.

Dans lecadre du mouvement de protestation régionale, et dans certains pays, comme la Libye, le Yémen ou encore la Jordanie, le facteur tribal n'est pas anodin.Dans le royaume hachémite, une ligne rouge a été franchie en février dernier, quand les chefs de grandes tribus ont adressé des critiques directes et publiques contre la reine Rania. Et ce alors même qu'en Jordanie, les...