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Moyen Orient et Monde - Témoignage

Le Caire, entre l’euphorie et la peur

Le témoignage de Najet Belhatem, journaliste au Caire, recueilli hier par téléphone en l'absence de connexion Internet.

Au Caire, un habitant, sabre à la main, protège son quartier face aux hordes de pilleurs. Mohammad Abdel-Ghany/Reuters


« Nous n'avons pas vraiment dormi la nuit dernière. Difficile de dormir quand résonnent des tirs dans la ville. Difficile aussi de dormir quand notre quartier est attaqué. À trois reprises, des groupes de personnes, dont on ne sait pas qui elles sont, ont déboulé, en courant, vers notre quartier. La police ayant déserté la ville, ce sont les comités de quartier qui nous défendent, comme partout dans le reste du Caire. Ces comités rassemblent des hommes du quartier. Surtout des jeunes. Ils sont armés avec ce dont ils disposent. Les anciens policiers et militaires ont ressorti leurs armes. Les autres ont des bâtons ou des couteaux de boucher. Une amie qui réside à Maadi, un quartier chic du Caire, m'a expliqué que chez elle, les gens se défendent avec des clubs de golf. À chacun ses moyens.
Dans la ville, les mosquées diffusent des recommandations grâce aux haut-parleurs qui servent généralement pour l'appel à la prière. » Barricadez-vous, fermez vos portes à clé, que les femmes restent chez elles, qu'elles n'aillent même pas sur les balcons, que les hommes s'arment de bâtons et de couteaux, que les femmes fassent bouillir de l'eau et de l'huile. L'eau et l'huile, c'est pour les jeter sur d'éventuels assaillants... Des assaillants qui, s'ils sont attrapés par les comités de quartier, sont livrés à l'armée.
Le comité de mon quartier a aussi monté un barrage à l'entrée du quartier. Ce barrage, les jeunes l'ont formé avec ce qu'ils ont trouvé, des bouts de métal surtout et... une vieille baignoire.
Ces jeunes qui défendent notre quartier, une voisine me disait qu'elle avait envie de les embrasser pour les remercier de ce qu'ils font pour nous. C'est grâce à eux que la peur ne vire pas à la panique.
Une peur entretenue par les appels à l'aide diffusés par la télévision nationale. Une peur entretenue par les pillages. Dans un premier temps, ces pillages étaient ciblés, ils visaient surtout des établissements, supermarchés, bureaux, appartenant à des personnes proches du pouvoir. Aujourd'hui, les pillages ont pris une autre ampleur. À Mohandessin, quartier huppé du Caire, des commerçants commençaient, hier, à monter des murs de briques devant leur vitrine. À Mohandessin toujours, les gens remplissaient leurs caddies au supermarché Metro. Les Égyptiens font des stocks. Dans certains caddies, j'ai vu des quantités de boîtes de Whiskas. Personnellement, j'ai assuré mon stock de cigarettes.
Pour les Égyptiens, Moubarak est responsable de ce chaos. Les gens disent que Moubarak se venge de son pays et de son peuple. Pour les Égyptiens, voilà comment Moubarak pense : « Ah, vous ne voulez plus de moi ? Eh bien, regardez ce qui vous attend sans moi ! » Les Égyptiens se sentent trahis. À la télévision, j'ai entendu une commentatrice qui tient généralement des propos mesurés dire carrément que le pouvoir se fout du peuple. « Où sont-ils tous ? » se demandent les Égyptiens. Les policiers, le ministre de l'Intérieur, où ont-ils disparu ? L'État égyptien était perçu comme un mastodonte. Et là, subitement, il n'y a plus rien. Les Égyptiens sont choqués.
Certes, il y a l'armée. Mais elle n'est déployée qu'aux points stratégiques. Elle ne peut couvrir toute la ville de toutes les manières. Les Égyptiens aiment leur armée. C'est à elle qu'ils adressent leurs appels à l'aide télévisés. Vers 4h du matin, dans la nuit de samedi à dimanche, une colonne de transports de troupes est passée dans notre rue. Ils ont été acclamés par les hommes, applaudis par les femmes.
L'armée est déployée autour de la place Tahrir, point central des manifestations. Aujourd'hui, la place Tahrir tient du champ de bataille. Le bitume est couvert de pierres. On y voit des voitures incendiées, les feux rouges ont été arrachés. Même spectacle à Saydet Zeinab. Partout, des voitures calcinées, dont des voitures banalisées de la police. Samedi, j'y ai aussi vu un véhicule militaire calciné. Quant au commissariat, incendié lui aussi, il ne reste plus que ses quatre murs. Entre ces murs, rien.
Samedi, au cinquième jour des manifestations et au lendemain de la grosse journée de colère de vendredi, une certaine euphorie planait sur la ville. Dans les manifestations, l'ambiance était bon enfant, décontractée. Sur le pont du 6 Octobre, samedi, une femme, a dit : « Allez, ça suffit, on rentre. » D'autres manifestants se sont alors approchés d'elle, et lui ont donné un véritable cours de politique à base de « mais Moubarak a fait ça, et ça et ça... ». Finalement, cette femme est restée avec les manifestants. Des manifestants de toutes origines. Dans la foule, il y avait des femmes voilées, des femmes non voilées, des femmes au foyer, des femmes actives. Il y avait des familles, des jeunes éduqués, des jeunes du peuple. Et ils ont tous un même message : Moubarak va-t'en.
Les nominations d'Omar Souleimane (vice-président) et d'Ahmad Chafic (Premier ministre) auraient pu avoir un effet si elles avaient été annoncées mardi, au premier jour du mouvement. Samedi, c'était trop tard. Les Égyptiens veulent le départ de Moubarak.
Dans la ville, au-delà des pillages et des pilleurs, règne un nouveau civisme. Derrière les cortèges, des hommes ramassent les déchets qu'ils jettent dans de grands sacs poubelle noirs. Sur les routes, où les automobilistes ont, en temps normal, l'insulte facile, les gens sont devenus polis. J'ai entendu un homme dire : « Je suis en train de découvrir mon peuple. » Je n'ai jamais vu Le Caire comme ça. Les gens se sentent abandonnés, donc ils deviennent solidaires.
Solidaires mais pas tranquilles, car devant les Égyptiens, c'est l'inconnu. Et le blocage politique demeure. Moubarak ne veut pas partir. Les Égyptiens, aujourd'hui, vivent avec un sentiment étrange : comme si Moubarak n'était plus là, alors qu'il l'est encore.
« Nous n'avons pas vraiment dormi la nuit dernière. Difficile de dormir quand résonnent des tirs dans la ville. Difficile aussi de dormir quand notre quartier est attaqué. À trois reprises, des groupes de personnes, dont on ne sait pas qui elles sont, ont déboulé, en courant, vers notre quartier. La police ayant déserté la ville, ce sont les comités de quartier qui nous défendent,...
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