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Liban - 24 heures avec...un chauffeur de service

À la rencontre des Libanais dans un taxi collectif

Au volant de sa Mercedes, Maroun parcourt Beyrouth pour transporter ses passagers à travers trous et embouteillages. Dans sa voiture se côtoient des Libanais qui se ressemblent plus ou moins, et qui partagent avec lui ses inquiétudes, ses coups de gueule et sa bonne humeur.

Note à l'intention des novices : qu'on ne s'y méprenne pas, au Liban, les services publics n'ont rien à voir avec des hôpitaux, des écoles, ou même un gouvernement. Quelle drôle d'idée ! Ici, les services sont des voitures. De toutes les tailles et de toutes les couleurs, elles traînent leurs carrosseries bruyantes dans les rues de Beyrouth et des autres grandes villes, avalant et recrachant des passagers le long des pittoresques trous-toirs. Il ne s'agit pas de taxis, non. À l'instar des bus, les services suivent un parcours prédéterminé, au cours duquel ils klaxonnent allégrement pour récolter leurs clients. On s'y entasse à deux, trois, ou quatre, après avoir vérifié que la destination est la bonne, et on débourse un peu plus d'un dollar pour traverser la moitié de la ville - détours compris, lorsqu'il faut changer d'itinéraire pour éviter les embouteillages ou trouver plus de passagers. On peut monter et descendre partout, le long des grands axes.
Se déplacer en service est un exercice instructif pour qui s'intéresse à la vie des Beyrouthins - les chauffeurs le savent bien. Maroun a quarante ans, et il est dans la profession depuis quelques années seulement. « Avant, je travaillais pour une imprimerie, raconte-t-il. Je gagnais plutôt bien ma vie. Mais ils m'ont viré pour engager de petits jeunes qu'ils payaient le quart de mon salaire. » Il avait heureusement quelques économies avec lesquelles il a pu acheter une Mercedes d'occasion, qu'il a transformée en taxi en achetant une licence pour une somme de près de 10 000 dollars. Aujourd'hui, il gagne à peu près 800 dollars par mois, après déduction du prix de l'essence et de l'entretien du véhicule, en parcourant les rues de la capitale et de ses environs.

Clients et embouteillages
Il commence sa journée à cinq heures et demie, tous les matins. « C'est l'heure à laquelle les employés les plus pauvres vont travailler, et ce sont eux qui n'ont pas de voiture et qui ne peuvent pas payer de taxis complets. Alors ils prennent des services. » Maroun habite à Dekwaneh, où il partage un petit appartement avec sa mère et sa sœur. Jusqu'à dix-huit heures, il reste dans sa voiture et traverse plusieurs fois la ville entière, au gré des destinations de ses passagers.
« Je pars de Dekwaneh et je vais vers Sin el-Fil, puis Aïn el-Remmaneh, Hadeth, tout ça. Parfois, je me retrouve de l'autre côté, en passant par Furn el-Chebbak, le Musée, Achrafieh, etc. » Maroun accepte généralement la destination du premier passager qu'il rencontre, lorsqu'elle n'est pas trop excentrée. Il accepte ensuite d'autres passagers qui vont dans la même direction. Les clients sont généralement debout sur le trottoir, ou, plus souvent, sur la chaussée. Parfois, ce sont eux qui font signe au chauffeur de s'arrêter, mais celui-ci est habitué à se manifester en klaxonnant.
La scène qui suit est bien connue des automobilistes libanais. Le service s'arrête, le client se penche vers la vitre baissée pour négocier destination et prix. En comptant le temps qu'il faut pour monter dans la voiture, les voitures qui se trouvent derrière auront attendu entre dix et vingt secondes, selon la vitesse des négociations - assez en tout cas pour provoquer klaxons, injures, et tentatives de changement de file qui se transforment en un embouteillage encore pire que le premier. « C'est toujours comme ça, mais je n'y peux rien, explique Maroun. Quand je peux me mettre de côté, je le fais. Mais sinon, je ne vais quand même pas renoncer à mes clients. »

Un microcosme dans une voiture
Dans la voiture, personne ne peut fumer : comme certains de ses collègues, Maroun a en effet collé des étiquettes annonçant l'interdiction. « C'est pour que les passagers non fumeurs se sentent à l'aise. » Il ajoute en souriant : « Mais c'est surtout pour moi, parce que je ne supporte pas l'odeur de la cigarette. » Suivant les humeurs et les personnalités, les passagers discutent entre eux et avec le chauffeur. Trois sujets de prédilection : le temps qu'il fait, l'économie, et bien sûr la politique.
Craig, un étudiant américain venu découvrir le Moyen-Orient, monte dans le service de Maroun à la place Sassine, pour aller jusqu'à la rue Bliss. « Les services sont les meilleurs endroits pour découvrir la société libanaise, raconte-t-il, enthousiaste. C'est un moment de la vie quotidienne des gens, et ils y parlent facilement de leurs problèmes. On apprend tout sur ce qu'ils attendent vraiment de la politique, sur les conditions dans lesquelles ils vivent, sur les défis qu'ils doivent relever. » Enfermé avec trois inconnus, dans un véhicule qui semble avoir passé le contrôle technique assez rapidement, on se met vite à son aise. On n'hésite pas à commenter la façon de conduire scandaleuse des autres automobilistes - jamais celle du chauffeur avec qui l'on se trouve, c'est une règle de base. Très vite, par une transition insaisissable, on en vient à attribuer les embouteillages à la corruption politique, et la chaleur, à la crise financière.
Le chauffeur lui-même n'hésite pas à exposer ses propres problèmes, et ils ne sont pas des moindres. Maroun dénonce la multiplication des chauffeurs de taxi sans licence qui font grimper le nombre de véhicules disponibles bien au-delà du nombre de clients potentiels. « C'est vraiment un manque de justice, dit-il. Je n'ai pas encore fini de payer le crédit que j'ai pris pour acheter ma licence, alors que ces clowns circulent, avec de fausses plaques, sans que personne ne les punisse. » Selon différentes estimations, plus de 30 000 taxis possèdent une licence valide - un chiffre d'offre déjà immense par rapport à la demande. À ce nombre s'ajoutent à peu près 10 000 « faux » taxis, qui circulent sans licence. Ceux-ci se contentent souvent d'acheter une plaque rouge à un garagiste ripoux, ou appartiennent à des réseaux illégaux qui apposent la même plaque sur plusieurs voitures identiques, ne payant ainsi qu'une licence pour trois ou quatre voitures.

Précarité
« Le plus grave, ajoute Maroun, ce sont les petits bus et les vans, qui roulent au mazout, embarquent des tonnes de passagers, cassent les prix et nous volent ainsi notre marché. Personne ne les arrête. Où est la police ? » Les chauffeurs de taxi ont leurs syndicats, et organisent régulièrement des mouvements de protestation pour dénoncer leurs conditions de travail. Il leur faut en arriver à des manifestations impressionnantes pour faire changer la législation, mais celle-ci n'est pas pour autant appliquée. Conclusion : pour la plupart des chauffeurs de service, c'est chacun pour soi. Ceux qui ont les moyens d'acheter leur licence bénéficient de la Sécurité sociale et d'un plan retraite, mais ces couvertures elles-mêmes sont rarement suffisantes par rapport à l'augmentation du coût de la vie. Pour subvenir à ses besoins, et à ceux de sa mère qu'il a à charge, il a accepté de travailler à mi-temps comme agent de sécurité pour une entreprise. Ainsi, le soir tombé, lorsqu'il gare son taxi, il enfile son uniforme et passe la moitié de la nuit debout devant un immeuble de la rue Hamra.
« Je ne m'en sors pas mal, dit-il. On est plein de gens comme ça, à avoir perdu nos emplois à cause de la guerre ou de la crise, et on s'est rabattus sur les taxis pour gagner nos vies. Je connais aussi beaucoup d'étudiants qui utilisent la voiture de leurs parents pour faire le service la nuit et payer leurs études. On ne travaille pas dans les meilleures conditions, mais c'est quand même une aubaine. » Sur cette conclusion optimiste, Maroun coupe court à nos 24 heures et nous demande gentiment de descendre de la voiture pour laisser la place à un touriste visiblement originaire du Golfe, qui propose un billet de 50 dollars pour traverser le quartier. Il faut connaître ses priorités.
Note à l'intention des novices : qu'on ne s'y méprenne pas, au Liban, les services publics n'ont rien à voir avec des hôpitaux, des écoles, ou même un gouvernement. Quelle drôle d'idée ! Ici, les services sont des voitures. De toutes les tailles et de toutes les couleurs, elles traînent leurs carrosseries bruyantes...

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