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Culture

Claude Moufarege: de l’architecture à la vague

Dominique EDDÉ
De parents libanais, originaires de Tyr, Claude Moufarege est née à Dakar. Elle y a vécu neuf ans, puis elle a grandi et étudié à Beyrouth. Architecte ingénieur de formation, elle a choisi, il y a une vingtaine d'années, de se consacrer à la peinture. Très tôt, l'exil a marqué sa vision de la vie. Avec le temps, les changements d'horizon, de climat, de couleurs se sont accélérés. Paris, Québec, Montréal, Beyrouth, Sydney, Richmond et encore Paris, le monde n'a cessé d'être, pour elle, synonyme d'escales. De départs. De recommencements. Sans doute est-ce l'une des raisons pour lesquelles la mer - qui a bordé les trois villes de son enfance - a fini par devenir son plus fidèle univers. Son campement d'apatride. Le pays de ses pays, en quelque sorte. Leur trait d'union. Et, pour finir, l'un des thèmes récurrents de son travail : la scène par excellence du mouvement, du changement, de la répétition. Ainsi que le cadre de l'atelier, omniprésent dans ses tableaux ; espace volé, lui aussi, à la volatilité des lieux extérieurs. Et dans la continuité, de cet espace - de ce grand large déraciné - des représentations d'hommes et de femmes, toujours solitaires, aux regards absorbés par la pensée.
La mer, Claude Moufarege la traite comme si c'était quelqu'un, ou presque. Elle n'en fait pas des paysages, mais des portraits. De loin, de près, de face, de profil. Outre son grand talent, elle y met tout le courage que réclame ce corps-à-corps avec le plus indomptable des sujets. Dans les toiles les plus anciennes, la mer s'étend à perte de vue. Elle est le double humain du ciel. Calme. Stoïque. Une icône. Avec les années, elle s'est animée, agitée. Rivages et rochers aux vagues ourlées d'écume ont peu à peu cédé la place aux remous de l'intérieur. La découpe des quatre niveaux - la terre, la mer proche, la mer lointaine, le ciel - a gagné en mouvement, en couleurs. La surface s'est ridée, plissée. Le visage de l'icône a baissé la garde. Prise au milieu des eaux, la vague a peu à peu envahi la toile. Claude Moufarege l'a creusée, fouillée, frappée de lumière. Elle l'a fluidifiée en la sculptant, ainsi que du cristal. À six ans de distance, deux toiles résument le voyage. L'arbre et la table aux quatre chaises, au bord de l'eau. Le même arbre, mais solitaire, battu par les vents. Dans la première, les angles sont arrondis, la scène paisible, le vent sensible, mais léger. Dans la seconde, la joliesse cède à la beauté. Branches, vagues et ombre gagnent simultanément en dureté et en transparence. Le ciel est charbonneux. Le vent, concret. L'arbre n'est plus un simple pin planté au bord de la mer. C'est un arbre intemporel qui occupe, humblement, le devant de la scène. Terre, mer et ciel sont ici le fond sur lequel se dressent et se détachent un tronc et un feuillage aux verts et aux bruns foncés, précis, irremplaçables. C'est une chance de voir exposées les deux toiles, côte à côte. Elles disent, mieux que tout commentaire, les étapes et les cheminements d'un travail à l'œuvre. Le passage de l'illustration à l'invention.
 
La recherche du temps qui dure
En février 1953, Nicolas de Staël écrivait ceci à propos de la mer : « Il n'y a pas que cette immense ébullition où l'on se contente de quelques tracés monotones. C'est extraordinairement mesuré l'océan, bien bâti, alerte, différent à chaque instant, heureux, et quelles trouées au couchant avec ces petits nuages pâles qui semblent rire du poids des vagues, bleues, vertes, serpents, miroirs superbes; que cela s'organise bien ce
débordement. »
Claude Moufarege, l'architecte, a trouvé, elle aussi, en cet univers « bien bâti », son chantier idéal. En d'autres mots : L'organisation du débordement. La recherche du temps qui dure, au travers d'un instant. L'appréhension simultanée de l'abstraction et de la figuration. Autant dire que la guerre du Liban aura largement contribué à l'insurrection des eaux, à leur déferlement. Contrainte, pour cause de survie, à les maîtriser, à les contenir, elle a tranché, dans un premier temps, en faveur de l'harmonie. Mais le choix des couleurs et de la lumière - vives, africaines, parfois crues - annonçait dès ses premières toiles, les rebellions de la vie. Heureuses et malheureuses. À présent, au bout de longues années de travail assidu et solitaire, la liberté et les vagues ont leurs destins liés. Qu'il s'agisse de l'atelier, d'un petit bateau noir, d'une grosse femme assise sur un banc, ou de la mer proprement dite, Claude Moufarege forge un univers de plus en plus unique. C'est sa formidable maîtrise de l'espace qui l'autorise à le faire vivre et trembler, après l'avoir construit. Il était temps que son travail, partiellement exposé à Londres et Paris, fasse désormais du chemin au grand jour. Le Liban aura fabriqué, inspiré tant d'images - photos, films et peintures réunis - mais bien plus de la terre ferme et des hommes que du désert de la mer. Peut-être, y a t-il donc un supplément de sens, à voir la mer entrer à Beyrouth dans les bagages d'une exilée ?

Dominique EDDÉ
De parents libanais, originaires de Tyr, Claude Moufarege est née à Dakar. Elle y a vécu neuf ans, puis elle a grandi et étudié à Beyrouth. Architecte ingénieur de formation, elle a choisi, il y a une vingtaine d'années, de se consacrer à la peinture. Très tôt, l'exil a marqué sa vision de la vie. Avec le temps,...
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