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Actualités - ENTRETIEN

Entretien Azoury : La théologisation du conflit permet aux protagonistes d’aller vers la guerre totale

Propos recueillis par Michel HAJJI GEORGIOU Comment peut-on percevoir la montée inexorable de la violence dont a été le théâtre Gaza pendant plus de trois semaines et qui s’est articulée autour d’une volonté apparente des deux parties, Israël et le Hamas, d’aller vers la guerre totale, jusqu’à l’extermination de l’autre ? C’est cette question qui a fait l’objet d’un entretien à bâtons rompus avec le psychanalyste Chawki Azoury, à la lumière de la vision que propose l’anthropologue René Girard dans son ouvrage « Achever Clausewitz », paru en 2007. « Il est difficile de penser que c’était “une volonté” des deux parties d’aller vers la guerre totale, répond Chawki Azoury. La “guerre totale”, comme le dit René Girard en revenant sur Clausewitz, est un concept difficile à se représenter du fait même de ce à quoi il renvoie, à savoir la mort totale, si je puis m’exprimer ainsi. Le “duel” que se livrent le pouvoir israélien et Hamas risque de déraper dans une guerre totale à partir du moment où les tabous ne sont plus respectés. Lorsque les enfants, les femmes et les vieux sont assassinés, les hôpitaux, les ambulances et les bâtiments des Nations unies sont visés, les cadavres laissés à la charogne, les tabous ne lestent plus l’esprit des protagonistes. » « La “théologisation” de la guerre qui fait de l’ennemi un mal à éradiquer permet la rationalisation de la transgression des tabous et amène les protagonistes, par l’extermination de l’autre, à se rapprocher du concept de la “guerre totale”, sans s’en rendre compte, poursuit M. Azoury. La théologisation de la guerre est une des formes du manichéisme qui oppose le bien et le mal, et légitime ainsi le duel. George W. Bush, par exemple, en nommant “l’axe du mal” implique l’existence d’un axe du bien qui s’y oppose, ce dernier se devant de combattre le premier et de l’éradiquer. Pour comprendre cela, il faut revenir à l’enseignement de la psychanalyse. Cette dernière nous a appris que l’identité du sujet commence par un clivage radical chez le nourrisson entre l’opposition du bon dedans et du mauvais dehors. Cela lui permet de sortir du magma fusionnel qu’il constitue avec le corps de la mère. Ainsi, d’un monde fusionné, uniforme, jouissif à l’extrême mais équivalent de fusion et de disparition du “deux” dans le “un”, le nourrisson va passer à un monde clivé en deux. Mais le prix à payer de cette individualisation est la paranoïa qui va le pousser à se définir exclusivement dans la haine de l’autre, projeté à l’extérieur et dans l’amour de soi gardé à l’intérieur. » « Tout en soulignant la réserve épistémologique quant au passage d’un registre à un autre, de l’individuel au collectif, ce concept kleinien nous intéresse ici parce qu’il peut nous aider à comprendre le concept de “duel” que se livrent les protagonistes de la guerre de Gaza. Ainsi, sur le plan militaire à Gaza comme sur le plan politique au Liban, nous fonctionnons comme s’il fallait définir notre propre identité par la haine de l’autre : Dis-moi qui tu hais, je te dirais qui tu es. Cela s’exprime entre autres dans l’impossibilité de pousser un argument politique jusqu’au bout par ce que l’autre vous répondra : Et ton chef, il n’est pas mieux, ce qui équivaut à reconnaître son propre chef comme aussi mauvais que celui du protagoniste, mais en le déniant par le fait même de la projection du mauvais au-dehors », poursuit le psychanalyste. « Ainsi, la théologisation de la guerre comme opposition entre l’axe du bien et l’axe du mal indique une régression de masse à cette position subjective, la position paranoïde qui peut s’avérer fatale aux deux protagonistes. Cette régression de masse vers une position subjective individuelle est possible, parce que nous savons depuis Gustave Le Bon et Freud que “la foule fonctionne comme un seul individu”. Les membres de la foule deviennent indistincts dans leur “moi”, car l’“idéal du moi” de chacun est projeté dans la personne du leader qui va alors acquérir une toute-puissance hypnotique. Cette indistinction qui touche aussi la différence sexuelle entre l’homme et la femme disparaît également dans la foule, comme on le voit par exemple chez le Hezbollah. Ainsi, pour se donner une identité collective, la foule ne fonctionne plus que dans la haine de l’autre foule, toute appartenance de sexe, d’âge, de communauté religieuse disparaît », souligne-t-il. « Comme nous le voyons, l’opposition entre le bon dedans et le mauvais dehors caractérise tout autant le développement du nourrisson que celui des hordes primitives, de même que la régression à cette position paranoïde. Le développement individuel et collectif passe par une “position dépressive” qui témoigne que nous acceptons de reconnaître la réalité que le bien et le mal sont en nous. Omar Khayam disait : “Arrête de chercher le ciel et l’enfer, ils sont en toi.” Reconnaître cela ne peut que nous déprimer, prélude incontournable de celui ou ceux qui acceptent d’être responsables de leur malheur, et de ne pas continuellement accuser l’autre d’en être le bourreau », note M. Azoury. « Remarquons enfin que les termes de “duel”, de “mimétisme” et de “montée aux extrêmes”, que vous empruntez à René Girard dans votre dernier article paru dans L’Orient-Le Jour à ce propos, conviennent aux deux registres de l’individuel et du collectif. La conception lacanienne du “stade du miroir” permet de comprendre cela. Nous pouvons dire que le pouvoir israélien et le Hamas sont sur le point de glisser dans un spéculaire mortifère : si nous sommes placés entre deux miroirs, nous voyons notre image projetée à l’infini, et le coup fatal que l’on donne à l’autre est en fait un coup fatal que l’on se donne à soi-même », conclut-il. La vie et le martyre Comment peut-on expliquer cette école de pensée qui considère que la vie sans le martyre est similaire à la mort, tandis que la mort à travers le martyre donne tout son sens à la vie ? S’agit-il, comme l’affirme le sociologue iranien Farhad Khosrokhavar, d’un moyen de transcender, par le martyre, la désillusion créée par la mort de l’utopie révolutionnaire ? En d’autres termes, la mort nous permet de réaliser dans l’au-delà ce que l’on est incapable de réaliser ici-bas ? Ou bien cette dynamique trouve-t-elle son origine ailleurs ? Pour Chawki Azoury, « dans une optique purement idéologique, on peut penser cela ». « Lorsque Farhad Khosrokhavar affirme que le martyre implique « une sacralisation d’une cause perçue comme plus importante que la vie de l’individu comme tel », il n’exclut pas la nation. Ce qui indique que la religion peut être mise au service d’une cause et la cause peut être n’importe quoi, pourvu qu’elle soit portée par un chef déifié qui permet l’identification de masse. Ce chef ne doit pas être nécessairement vivant, mais il doit être nécessairement déifié : la “wilayat el-faqih” ne va pas sans le “faqih” de même que la “oumma” ou la “néo-oumma” dont parle Khosrokhavar à propos des martyres d’el-Qaëda. » Et de conclure : « Si nous revoyons cela dans la perspective de la foule et de son chef, ce dernier devient tout-puissant par l’annihilation des individualités comme telles. Mais de la sienne aussi parce qu’il se confond alors avec la foule, ce qui nous donne comme perspective une fusion jouissive de la foule dans elle-même, une sorte de Mère absolue, de jouissance infinie que seule la mort peut nous laisser entrevoir. Même les enfants, que Lacan estimait être le “bouchon de cette jouissance Autre”, c’est-à-dire ce qui permet à une femme de rester ancrée dans la réalité de la transmission générationnelle, sont sacrifiés à l’Autel du chef déifié. » L’obstination à ne pas respecter le droit international Comment expliquer, dans la foulée, l’obstination des deux parties à ne pas respecter le droit international et à occulter totalement la résolution 1860 du Conseil de sécurité ? Chawki Azoury souligne à ce propos que cela peut s’expliquer par « la théologisation de la guerre entre les deux parties qui ne reconnaissent aucune légalité ni légitimité au droit international et au Conseil de sécurité ». « Dans les deux fameuses lettres échangées entre Einstein et Freud en 1932 sur le thème “Pourquoi la guerre ?”, l’un des points forts suggérait que la Société des Nations d’alors devait se doter d’une force militaire suffisante pour imposer le droit international aux protagonistes en s’imposant contre eux militairement, souligne Azoury. Voilà pourquoi, au Liban, notre armée continue de subir les coups de boutoir du Hezbollah. Sous prétexte d’une guerre sans fin avec Israël, d’une guerre totale qui ne peut se terminer que par la mort des deux, la Résistance se pose comme alternative à l’armée parce qu’elle pose la guerre contre Israël comme but unique de la “oumma”, aux dépens de la reconstruction de l’État libanais comme entité à part. L’étymologie de “oumma” n’est pas sans nous rappeler la mère originelle, synonyme de jouissance ultime que l’on peut se représenter comme un retour au monde utérin de la mère, le monde de l’Un, de l’uniforme, de l’absence de conflit et de la différence, le monde de la mort. » Et d’ajouter : « Dans la guerre de Gaza, le refus par les deux parties d’une instance tierce, séparatrice, indique que le degré de jouissance mortifère a atteint des limites extrêmes. » Les deux phrases de Abbas et Haniyé « Même s’ils détruisent totalement Gaza, le Hamas ne se rendra pas », a affirmé Ismaïl Haniyé, tandis que le chef de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, indiquait que si la résistance doit conduire à la destruction du peuple, nous n’en voulons pas. Quelle est la portée de ces deux affirmations, de quoi sont-elles représentatives ? « Indépendamment de ce que l’on pense éthiquement et politiquement de l’un et de l’autre, la phrase de Mahmoud Abbas indique qu’il préfère la vie à la mort, souligne Chawki Azoury. Ismaïl Haniyé pose l’existence du Hamas comme but en soi, aux dépens de l’existence du peuple palestinien, ce qui désigne sa faillite politique. Nous voyons par là que le but du Hamas n’est pas politique, et que la guerre totale apparaît à l’horizon. Car si Gaza est détruite, il n’y a plus de peuple palestinien et il n’y a donc plus de Hamas. »
Propos recueillis par Michel HAJJI GEORGIOU

Comment peut-on percevoir la montée inexorable de la violence dont a été le théâtre Gaza pendant plus de trois semaines et qui s’est articulée autour d’une volonté apparente des deux parties, Israël et le Hamas, d’aller vers la guerre totale, jusqu’à l’extermination de l’autre ? C’est cette question qui a fait...