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Actualités - OPINION

La disparition du professeur Pierre Safa : double mort d’un monde juridique

Avec la mort du professeur Pierre Safa disparaît un moment générationnel dans l’histoire du droit au Moyen-Orient. L’académie le sait, qui ne trouve pas de remplacement depuis plus de trois décennies à deux grands commercialistes, Émile Tyan, disparu en 1976, et maintenant Pierre Safa. Les praticiens du droit le savent. Jusqu’aujourd’hui, les juristes d’affaires, dans le commerce, le droit maritime, et la banque, ne peuvent se passer dans leur travail quotidien des ouvrages de Pierre Safa. Qui n’utilise encore, pour manque d’ouvrage rival de sa qualité, le grand commentaire du Code de commerce libanais, traité minutieux et intelligent que Charles Fabia et Pierre Safa ont offert à des générations d’avocats ? La disparition de Pierre Safa représente la double mort d’un monde juridique : l’une est linguistique. Dans le droit tel que ma génération l’a appris, le passage à l’anglais représente un changement durable. À cela deux raisons : l’une, évidente, est l’expansion du droit américain, que François Terré, grand professeur de la génération Safa, a reconnu dans un ouvrage important paru aux Archives de la philosophie du droit en 2001, intitulé à juste titre L’Américanisation du droit. L’autre est plus subtile, qui a élimé l’autonomie du droit national français lorsque de grands pans juridiques se sont, l’un après l’autre, rangés derrière l’Europe à la lingua franca anglaise. L’autre changement linguistique est celui qui a eu lieu, au Liban, en faveur de l’arabe. Là cependant, ce changement était celui d’un appauvrissement caractéristique. Le Commentaire de Fabia et Safa était bilingue, et l’arabe juridique, tel que pratiqué au Liban dans la génération de Pierre Safa, particulièrement solide parce qu’informé par une culture mondiale charriée par la tradition juridique française. Quel bon juriste libanais ne connaissait ses grands arrêts chez Dalloz ou la Semaine Juridique, puisés aux sources mêmes ? Le droit américain que le commerce international impose au monde arabe est connu, par contre, superficiellement, et rares sont les juristes arabes qui y sont à l’aise. Avec ce changement, le droit arabe s’est considérablement appauvri, en se détachant de la culture juridique mondiale. Pierre Safa, et toute sa génération, étaient lus et admirés en France. Rares dans le vaste monde arabe ont maintenu ce niveau, et il faudra une longue génération pour rattraper le temps perdu, et retrouver ces talents à la construction lente que seul un long apprentissage permet. La disparition de la compétence linguistique n’est pas la plus grave : bien plus tragique est le retrait du droit dans la sphère publique, qui constitue le pendant de l’appauvrissement linguistique. La mort de Pierre Safa, après Méliné Topakian, la première femme doyen des facultés de droit dans le monde arabe –, c’est celle de l’État de droit libéral. « L’âge libéral » décrit par Albert Hourani dans un ouvrage classique, âge d’or d’entre les deux guerres mondiales, que le Liban, seul dans la région, avait quelque peu protégé, n’est plus. Mort brutale de l’État de droit lorsque le grand Sanhouri, battu par les sbires de Nasser à l’intérieur même de son tribunal en 1954, a pris sa retraite de la vie publique égyptienne. Mort lente lorsque que les meilleurs juristes quittaient les grandes facultés de droit de Damas et de Bagdad, ou se taisaient, parce que les petits dictateurs y prenaient le pouvoir et tuaient le droit. Cet âge libéral avait perduré jusqu’en 1975 au Liban, mais le droit et la guerre ne peuvent coexister. Nous avons, peu à peu, vu la disparition d’une tradition juridique supérieure que représentent Pierre Safa et sa génération, écartée par la force intempestive. On n’est pas près de sortir de ses affres. Cet âge de l’État de droit est à présent bel et bien passé, victime de difformités au pouvoir, régimes militaires ou satrapies pétrolières. Chez Pierre Safa, déjà, ceux qui savent lire les signes de dégénérescence due à l’arbitraire auraient dû voir arriver la tempête. Juge talentueux, il avait été choqué par le pouvoir exécutif qui, prétendant réformer la justice, en chassait les juges. Le juge Safa avait démissionné, rare exemple de démission exemplaire des charges de l’État. On compte sur les doigts d’une seule main les responsables arabes qui ont offert leur démission durant les quatre dernières décennies. Comme Sanhouri, Safa s’est plongé dans la recherche, palliant à l’action judiciaire directe par la recherche et les publications. Il nous reste heureusement leur grand œuvre. Mais les sommités juridiques sont rares, et le temps aura bien du mal à leur trouver des remplaçants. Chibli MALLAT Chaire Jean Monnet de l’Union européenne, USJ Presidential Professor of Law, Université de l’Utah
Avec la mort du professeur Pierre Safa disparaît un moment générationnel dans l’histoire du droit au Moyen-Orient. L’académie le sait, qui ne trouve pas de remplacement depuis plus de trois décennies à deux grands commercialistes, Émile Tyan, disparu en 1976, et maintenant Pierre Safa. Les praticiens du droit le savent. Jusqu’aujourd’hui, les juristes d’affaires, dans...