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Actualités - REPORTAGE

Le « Carlton » s’en va, les souvenirs restent...

May MAKAREM Racheté en 2008 par l’homme d’affaires libanais Jamil Ibrahim, le « Carlton » d’Antoine et de Nicolas Médawar est confié aux démolisseurs. L’un des fleurons de l’hôtellerie des années soixante s’effondre comme un château de cartes pour céder la place à des appartements de grand luxe. Une nouvelle page de l’histoire de Beyrouth est tournée. L’hôtel Carlton a vécu la période faste du Liban. Il a vu défiler des personnalités politiques internationales comme « le roi des rois » Haïlé Sélassié, le gouverneur général des Fidji, Ratu sir George Cakoban, le sénateur Richard Nixon, Kurt Waldheim, les familles royales d’Arabie saoudite et de Jordanie, ainsi que cheikh Mohammad ben Hachem al-Maktoum des Émirats arabes unis. Même la famille Ben Laden y a souvent séjourné, et les Médawar ont probablement fait la connaissance du petit Oussama. La grande bâtisse conçue par l’architecte polonais Karl Shayer et Wassek Adib a même logé une belle brochette d’artistes, venus se produire à Baalbeck. « Dans un même dîner, j’ai rencontré Jean Marais, Pierre Cardin, si jovial et distrayant, et Béjart, qui était fort intimidant », se souvient Mme Yvette Nicolas Médawar. Au cours d’une autre soirée (août 1969) organisée par Antoine Médawar, Rostropovitch et le grand Richter ont joué pour quelques happy few. Trente ans plus tard, de retour à Baalbeck, Rostropovitch manifeste le désir de séjourner « chez mon ami Antoine » où a passé également le gotha des arts et des lettres : René Tavernier (grand prix de poésie de l’Académie grançaise), Marcel Schneider (auteur des Mille roses trémières), Robert Sabatier (Les noisettes sauvages), Georges Blond (classé parmi les historiens contemporains les plus réputés et les plus lus), l’écrivain et l’académicien Jean Dutourd, ou encore Paul Lorenz qui s’est taillé une niche dans le monde de l’art international. « On a côtoyé les grands de ce monde. Heureusement que je ne suis pas nostalgique. D’ailleurs, quand on a subi une épreuve comme la mienne, on passe outre », soupire Mme Yvette Médawar, et d’ajouter après un petit silence, « l’histoire du Carlton est intarissable (...) Je me rappelle que le frère du roi Hassan du Maroc était colérique. Un jour, il commande un jus de mandarine, et le garçon lui sert un jus d’orange. Il le lui lance à la figure ». Mme Médawar égrène les bizarreries, les caprices et les lubies de certains clients, souligne la discrétion et la modestie des autres. « La première épouse du feu roi Hussein de Jordanie, qui venait faire sa garde-robe à Beyrouth, séjournait à l’hôtel avec sa fille qui avait l’âge de ma petite Andrée. On était devenues très proches de sa tante, Mme Chaker, une ancienne élève des Dames de Sion, qui parlait un français impeccable. J’ai croisé aussi la femme de Khadafi qui était un jour invitée à dîner à l’hôtel par Alice Zein. De toute évidence, elle avait passé la journée à faire du tourisme et n’avait pas estimé nécessaire de se changer pour le soir », poursuit Mme Médawar sur un ton nettement moins enthousiaste. Des années panache Le Carlton vivait au rythme de nombreux mariages et soirées dansantes donnés, dans les années soixante, début soixante-dix, par les associations et les œuvres de bienfaisance. Yvette Médawar ne peut se les rappeler toutes ou les citer toutes. Elle s’étale, néanmoins, sur le « premier » bal d’« April in Beirut », organisé, en faveur des enfants délinquants de Fanar, par Irène Jabre, Thérèse Mahmoud, Emma Wardé, Colette Eddé et Leila Traboulsi. Ce soir-là, se souvient-elle, Jean Fattal a joué du violon ; Joe Abela a chanté en s’accompagnant de sa guitare et Ibrahim Saad a présenté un numéro de voltige sur sa minimoto. Le 7e art était également au rendez-vous. Des séquences de films égyptiens et européens sont tournées, notamment Last Plane to Baalbeck, un film de série B, avec Rosanna Podesta et Georges Sanders qui occupaient l’hôtel avec toute l’équipe du tournage. L’architecte Antoine Maamari, qui s’était investi dans le rôle de régisseur pendant ses vacances d’été, avait choisi les sites correspondant aux scènes (la villa Michel Chiha à Yarzé, le yacht d’Alfonse Arida, le restaurant Hajj Daoud, l’aéroport de Beyrouth et Baalbeck) et fourni tous les décors et accessoires nécessaires. M. Maamari se rappelle que pour éviter toute équivoque, la Sûreté générale avait exigé le changement du prénom d’un des personnages du film : « Nick ». Il sonnait outrageusement à leurs oreilles. L’établissement était, en bref, un résumé des années panache qu’a connues le Liban d’avant-guerre. « En 1964, 65 et 66, l’élection de Miss Univers se déroulait au Casino du Liban, et les miss logeaient au Carlton », signale, avec nostalgie, Joseph Nicolas Médawar. « Mais il se passait beaucoup de choses sérieuses aussi », ajoute-t-il. Beyrouth étant à cette période la plaque tournante des affaires du Moyen-Orient, des séminaires, des conférences et des congrès se tenaient au Carlton. « C’est là qu’en 1962, a eu lieu la fondation de l’OPEP, suivie d’un banquet. C’est là aussi que Kamal Salibi a signé son ouvrage L’Histoire du Liban moderne, dit-il. De même, « le Nahj, bloc parlementaire d’appui au régime chéhabiste, se réunissait à l’hôtel, souvent sous l’égide du président Rachid Karamé. En 1964, à la veille de l’élection présidentielle, la majorité parlementaire s’était retrouvée à l’hôtel et a pris la décision de voter pour Charles Hélou ». C’est d’ailleurs sous le mandat du président Hélou que le roi d’Éthiopie, Haïlé Selassié, dit le négus, effectue une visite officielle au Liban. Un dîner est donné en son honneur au Carlton, où officie Maurice Marchais, « un des grands 44 chefs de France ». À la fin du dîner, souffle un vent de panique : on ne trouve pas le képi du négus. Et pour cause. Képi et « roi des rois » n’allant pas de pair, la préposée au vestiaire cherchait à retrouver une « chose » luxueuse enrobée de fourrures, de plumes ou sertie de pierres précieuses... Antoine Médawar a encore la sueur qui perlait à son front quand il se rappelle l’histoire. Les années de cauchemar En 1975, la fête est terminée. Durant les 16 années du cauchemar libanais, le Carlton va rudement souffrir des occupants, milices et armées régulières, qu’il avait été obligé d’héberger. Car pas un seul jour Antoine Médawar n’a fermé son hôtel. Aidé de ses deux neveux, Charles et Joseph Médawar, il espérait toujours qu’« il y aura encore de belles années devant nous ». Entre-temps, en pleine tempête, l’ambassade d’Australie et Air France installent leurs bureaux dans les étages. Une brochette d’ambassadeurs trouvent refuge dans les suites dominant la mer. Une fois, l’Université Saint-Joseph investit les salons en sous-sol pour faire passer les examens aux étudiants de Beyrouth-Ouest, qui ne pouvaient pas franchir la ligne de démarcation. C’est aussi dans cet établissement hôtelier, qui sert un moment de cadre aux parlementaires libanais et à leur président, qu’Élias Sarkis vécut en 1976 dans l’attente de son élection à la présidence de la République. « Nous étions dans un état de tension extrême, car l’hôtel était attaqué et la Saïka était chargée de défendre le périmètre », raconte Joseph Médawar. En 77, au sortir de la guerre des deux ans, la diplomatie bouillonne pour calmer le jeu. Le Carlton accueillera les ministres des Affaires étrangères des pays arabes, le ministre de la Défense des Émirats arabes unis, Mohammad ben Rached al-Maktoum, et Kurt Waldheim, les ministres français Claude Cheysson (août 1981), Alain Savary (mai 1982) et le « sommet de la presse arabe ». Mais la liste est longue. Disons toutefois que malgré les véritables guerres de gangs qui déchiraient le pays, les prises d’otages, les rackets et les assassinats, Beyrouth ne voulait pas mourir. L’hôtel non plus. Quand les bombardements étaient insupportables, Antoine Médawar, président des Jeunesses musicales du Liban, mélomane, musicologue et musicien à ses heures, trompait la peur en jouant du violoncelle. Et en temps de trêve, ses salons voyaient danser les teintes, les formes et les matériaux grâce aux expositions d’artistes et d’artisans libanais, qui, par leurs créations, assouvissaient le besoin d’exprimer leurs sentiments, leur angoisse et leur solitude. Belle façon d’oublier le réel, de fuir dans un monde de couleurs. Mais les malheurs étaient au rendez-vous : Henri Pharaon, grand ami d’Antoine, est assassiné à l’hôtel (1993) ; son neveu Charles aussi (1995). Deux crimes crapuleux. Nicolas Médawar est décédé en 2005, Antoine en 2006. « Prize of the City of Vienna for Architecture » Perché au haut de Raouché, l’hôtel Carlton a été inauguré en février 1960. Il jouissait d’une situation exceptionnelle. À travers sa surface vitrée de 800 m2, on y voyait la mer jusqu’à Damour, et la montagne jusqu’à Aley et Souk el-Gharb. Conçu par l’architecte polonais Karl Shayer, le projet architectural avait décroché le « Prize of the City of Vienna for Architecture » . Bâti sur une superficie de 8880 m2, il était l’unique établissement hôtelier adapté pour exhiber les nouveaux modèles de voitures. Ses vastes chambres étaient dotées d’une loggia sur mer. L’expansion de l’hôtel devait le porter à 380 clés. Une tour de 24 étages, avec une piscine sur le toit et un restaurant à la vue panoramique, était presque terminée lorsque la guerre a éclaté. Services rendus à la culture française Les caves du Carlton ont abrité longtemps les trésors bibliophiliques de l’Institut français d’archéologie, les archives du Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain ainsi que les livres de l’Institut français de Damas. Cela n’alla pas sans mal avec les miliciens qui virent débarquer les lourdes caisses dans le hall de l’hôtel et exigèrent d’en contrôler le contenu. Les palmes académiques et une rosette d’officier dans lordre du Mérite ont récompensé Antoine Médawar pour les services rendus à la culture française.
May MAKAREM

Racheté en 2008 par l’homme d’affaires libanais Jamil Ibrahim, le « Carlton » d’Antoine et de Nicolas Médawar est confié aux démolisseurs. L’un des fleurons de l’hôtellerie des années soixante s’effondre comme un château de cartes pour céder la place à des appartements de grand luxe. Une nouvelle page de l’histoire de Beyrouth est tournée....