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Actualités - OPINION

La parole aux médecins De l’amour

Par Chawki AZOURI « L’amour, c’est la rencontre avec quelqu’un qui vous donne de vos nouvelles. » Comment comprendre cette très belle phrase de Breton quand on la compare à ce que nous dit Barthes sur « l’inactualité et la solitude » du discours amoureux ? Avançons l’hypothèse que l’être humain pris dans le grégaire du social n’est pas prêt à entendre de ses propres nouvelles. On pourrait même soutenir que le social lui permet de prendre la fuite devant l’amour et, ce faisant, de prendre la fuite devant lui-même. Et à une époque où le sexe a pris la place de l’amour et où le poème d’Aragon chanté par Léo Ferré est toujours d’actualité, l’homme trouve dans le sexe le meilleur moyen pour fuir l’amour : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » L’amour est le lieu (topos) d’une affirmation, d’une affirmation de soi, le lieu par excellence du « je ». Le social devrait-il s’en méfier ? En fait, l’amour est plus dangereux que cela. Dans le « Je t’aime », que Barthes écrit « jetaime » en un seul mot et, mieux encore, que désormais le langage SMS du téléphone portable nous permet d’écrire « jtm », il n’y a plus de différence entre le sujet du « je t’aime » et l’objet de son amour. Voilà pourquoi l’amour, le discours amoureux, est rejeté hors du social, car le social ne peut se fonder que sur la séparation entre le sujet et l’objet. Et la première séparation entre le sujet et l’objet se fait dans la séparation incontournable entre la mère et l’enfant. Dès sa naissance, l’enfant est enregistré au registre civil du lieu où il vient de naître et, en général, c’est le père qui s’en occupe. Le père garant de la loi signifie ainsi à la mère : ton enfant ne t’appartient plus, il devient un être social, un être social qui porte mon nom. Or l’amour, à travers l’étreinte, n’est autre que des retrouvailles avec la mère. L’étreinte amoureuse est un émoi où « tout est alors suspendu, le temps, la loi, l’interdit », comme le dit Barthes. Un enfant qui bande au contact de sa mère n’est ni tout à fait soumis à l’ordre social ni tout à fait dans la transgression. Voilà pourquoi l’état amoureux, à ses débuts, commence par une suspension du désir sexuel. Et voilà pourquoi dans l’amour, on retrouve la mère de notre enfance. Dans Aurore de Jean-Paul Enthoven, après la disparition de celle-ci, la douleur éprouvée par le narrateur l’amène à prendre conscience que c’était la même douleur qu’il avait éprouvée lorsque sa mère s’était enfuie. « C’est dans un miroir que j’ai croisé le premier visage d’Aurore… j’avais eu tout de suite l’impression que cette femme sortait de mon passé et il me parut naturel de la reconnaître sans l’avoir jamais vue… » Ainsi donc, dès qu’il l’aperçut pour la première fois, Aurore donna de ses propres nouvelles au narrateur et le fait que ce soit dans un miroir qu’il l’ait vue, nous indique qu’il s’agissait de sa lointaine mère, la mère de son enfance oubliée dont elle lui donnait des nouvelles. Or la première personne qui nous donne de nos nouvelles, c’est justement la mère de notre enfance, plus particulièrement la mère originelle qui nous a nourris. Le nourrisson, qui n’a aucune notion de son existence propre, doit son être même à cette mère qui s’occupe de lui. Dans une jouissance infinie, il est son odeur, il est sa voix et il est bientôt son visage. En décrivant l’effet que faisait sur le spectateur le fameux visage de Garbo, Barthes décrivait également, sans le vouloir, l’effet sur le nourrisson du visage de sa mère. « Garbo appartient encore à ce moment du cinéma où la saisie du visage humain jetait les foules (le nourrisson) dans le plus grand trouble, où l’on (le nourrisson) se perdait littéralement dans une image humaine comme dans un philtre, où le visage constituait une sorte d’état absolu de la chair, que l’on (le nourrisson) ne pouvait ni atteindre ni abandonner. » Le visage de Garbo participe encore du même règne d’amour courtois « où la chair développe des sentiments mystiques de perdition ». Voilà donc mélangés l’amoureux fasciné par le visage de son aimée et le nourrisson jouissant d’être, dans sa chair, le visage de sa mère. Et lorsque la mère va introduire son nourrisson au monde du langage en lui donnant de ses nouvelles avec des mots, en nommant ses besoins, sa faim, sa soif, son froid, son chaud, elle ne lui donne pas du sens, elle lui donne de la jouissance, car il n’entend des mots que la mélodie de sa voix. Et les mots en musique que va employer la mère originelle vont permettre à son nourrisson de créer son premier langage : le babil. Le premier langage de l’être humain n’est donc pas porteur de sens, mais de jouissance. Et lorsque la mère dit à son enfant « je t’aime », ce dernier n’entend que « jtm », trois consonnes qu’il va retrouver dans l’état amoureux où ce même babil va réapparaître. Les amoureux s’appellent par des surnoms qui ne veulent rien dire, des mots idiots en quelque sorte. Amour de moi devient ainsi « boudeboi ». De même sous la forme d’un « excès de paroles qui n’a pour but que le plaisir de parler », plaisir de parler qui ne s’intéresse pas tant au sens des mots qu’à la voix qui les porte et à sa mélodie, les amoureux se racontent n’importe quoi, ils peuvent parler pendant des heures sans se fatiguer. Dans le « je t’aime », il n’y a pas seulement confusion entre le sujet et son objet. Il y a également une coalescence entre le sujet de la phrase ou le sujet de l’énoncé et le sujet qui parle ou le sujet de l’énonciation. Et c’est la deuxième raison pour laquelle le discours amoureux est hors social, inactuel et solitaire, qu’il transgresse les lois du langage établi. En effet, l’établissement du langage conventionnel va permettre à l’enfant de renoncer à sa mère en refoulant le langage de sa toute première enfance, le babil. Progressivement, le sens des mots va s’imposer à la place de la jouissance originelle des mots qui ne voulaient rien dire. La « joui-sens », comme l’écrit Lacan, vient prendre la place de la jouissance Autre, celle de la fusion incestueuse avec la mère. La perte de la jouissance originelle qu’on retrouve dans l’état amoureux sera compensée chez l’être humain par la maîtrise du sens des mots, être humain qui deviendra un « parlêtre », comme l’écrit Lacan. C’est donc le langage qui va permettre le refoulement des désirs œdipiens tabous. La mémoire inconsciente du sujet est ainsi clivée de sa mémoire consciente. Ce clivage, cette division, se fait entre le sujet conscient, celui de la phrase, le sujet de l’énoncé et le sujet de désir inconscient, celui qui parle, le sujet de l’énonciation. Autrement dit, c’est le sujet de la phrase, le sujet de l’énoncé qui va refouler le sujet qui parle, le sujet de l’énonciation. En famille puis à l’école, l’enfant va apprendre à construire des phrases qui ont du sens, ce qui va lui permettre de renoncer à son babil. Il ne peut plus dire n’importe quoi et se pliera à l’ordre du langage. Le fou, le poète et l’amoureux qui est aussi fou que poète se chargeront de réveiller l’enfant en nous, celui du babil. Et comme le dit Barthes, le « je t’aime n’est ni tout à fait un énoncé… ni tout à fait une énonciation, c’est une profération, un cri ». C’est pour cela qu’il n’a pas sa place dans les autres discours, qu’il ne relève ni de la linguistique ni de la sémiologie. Il relève de la musique. * Cet article est une introduction aux deux séminaires mensuels ouverts au public que fera cette année Chawki Azouri dans le cadre de l’enseignement ouvert de la Société libanaise de psychanalyse. Il fera un séminaire sur « l’amour » tous les deuxièmes jeudis du mois à partir du 13 novembre et tiendra également un séminaire ouvert sur l’enseignement de Lacan tous les quatrièmes jeudis du mois à partir du 27 novembre. Aux Créneaux, Achrafieh à 19h30.
Par Chawki AZOURI

« L’amour, c’est la rencontre avec quelqu’un qui vous donne de vos nouvelles. »
Comment comprendre cette très belle phrase de Breton quand on la compare à ce que nous dit Barthes sur « l’inactualité et la solitude » du discours amoureux ?
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