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Actualités - OPINION

Sur nos chemins…

Arpenter les rues des quartiers de la grande bourgeoisie libanaise est, par moments, très instructif, ne serait-ce qu’en y observant les déchets qui jonchent le sol. Ils sont recyclables, c’est le moins que l’on puisse dire. Des monceaux de meubles, de literie, d’objets intacts dressés sous le soleil battant. Une table légèrement éraflée par-ci, un jouet dédaigné par-là, un repas intact, des habits jugés démodés. Jeter est parfois jugé plus digne que donner. Mais les poubelles dans ces régions peuvent facilement tenir le rôle de marché de fortune dans des zones moins nanties. Nous avons souvent tendance à nous débarrasser, pour un oui, pour un non, d’objets – ou de personnes – que nous estimons inutiles, mais qui n’en demeurent pas moins précieux. Nous nous consommons mutuellement, nous nous consumons et nous écartons, malheureusement très souvent, ce dont nous avons le plus besoin. J’ai vu plonger dans ces larges tonneaux, en plein jour, une femme. Une femme sans âge, sans passé et sans avenir. Elle ne semblait pas perturbée par la vie extérieure qui poursuivait son cours ; ni par le trafic qui changeait de couleurs à chaque changement de feu, ni par les passants qui la dévisageaient avec un regard moqueur. Elle s’affairait minutieusement à ouvrir chacun des sacs de ce grand conteneur de déchets ménagers pour y rechercher un objet utile, dédaigné par « les autres ». Elle fouillait, trouvait son bonheur, rejetait, refermait, rouvrait, se crispait, sélectionnait… Pendant ce temps, sur la grand route filaient, majestueuses, les grosses bagnoles scintillant d’indifférence, les unes après les autres, sans s’arrêter, sans même que leurs occupants songent à poser un regard sur cette scène étrange et poignante. Serions-nous réellement devenus aussi aveugles aux misères du monde et aussi sourds à la souffrance humaine ? J’ai croisé son regard vide, ni haineux, ni révolté, ni torturé, ni triste. Un regard résigné et c’est pire que tout. Le regard de l’agneau allant vers l’abattoir. Pour un laps de temps, son regard m’a raconté les injustices de ce monde et la nécessité de le faire bouger. Pour un instant j’ai voulu prendre mon temps, m’arrêter, descendre et lui parler. Mais les bouchons sont tyranniques : au vert, plus personne n’a le droit de stopper et les bolides sont pressés d’arriver. Je me suis laissée emporter par la route, par la circulation, et par la vie, en enterrant cette image très vite oubliée. Pourtant, de temps en temps, quand j’ai le temps de me contempler, ressurgit cette face du monde scotomisée et je me surprends en train de rechercher cette femme-fantôme qu’un jour j’ai croisée, au bord d’un chemin et qui m’a parlé, sans me parler. Si jamais vous la rencontrez, sillonnant les routes d’Achrafieh, des sacs en plastique à la main et un visage terne venu d’ailleurs, racontez-lui les dettes que l’on accumule, à souvent passer sans se retourner… Carla ARAMOUNI
Arpenter les rues des quartiers de la grande bourgeoisie libanaise est, par moments, très instructif, ne serait-ce qu’en y observant les déchets qui jonchent le sol. Ils sont recyclables, c’est le moins que l’on puisse dire. Des monceaux de meubles, de literie, d’objets intacts dressés sous le soleil battant. Une table légèrement éraflée par-ci, un jouet dédaigné...