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Actualités

Odette couture

À mon grand embarras, je ne sais pas faire un ourlet. Au collège de mon enfance, il y avait bien un cours de couture tenu par une vieille dame revêche (les revêches sont toujours vieilles aux yeux des enfants). Nous avions pour matériel un méchant carré de coton bleu récupéré sur du rab de tablier, du fil marine, un dé que je n’ai jamais su à quel doigt mettre, gage d’éternelle fidélité à l’ouvrage ; et une aiguille dont le chai devait nous conduire au paradis des jeunes filles accomplies. Comme en calligraphie où j’avais déjà du mal, il nous fallait aligner point de croix et point de tige, jusqu’au point final où levant mes yeux engourdis je pouvais prendre la mesure du désastre. Mon chiffon était inévitablement cousu à lui-même, masse informe comme entortillée de douleur. Plus tard, quand, déambulant dans les rues de Paris, j’apercevais une enseigne « Retouche-minute », j’en concevais un certain soulagement. Longtemps handicapée de la motricité fine, je trouvais réconfortante la promesse d’être secourue en une minute en cas d’ourlet urgent, même si ce n’était pas fréquent. Passées les années d’étudiante, à Beyrouth j’ai découvert Odette. Odette couture. Sa porte en bois sur la rue. Sa vitrine inutile tapissée de jaune, où traîne une poupée cassée. Sa tenture criarde à fleurs stylisées des années 70. Le papier peint clabaudeur, contemporain du rideau. Le comptoir en bois massif, un peu trop haut, derrière lequel elle apparaît en tronc, baissant la radio qui remâche les infos comme un chewing-gum usé, délaissant la vieille Singer dont la manivelle fait seule un dernier tour. Et la cabine aménagée dans un angle, où s’essouffle une cliente fâchée avec une fermeture Éclair. « Sors, que je voie ça, chérie. » Et quand elle dit « chérie », Odette, c’est toute la récrimination du monde qui se bouscule dans un mot tendre. Ce sont les heures passées à ajuster le corset avec une précision maniaque, perdues pour une gourmandise de trop. « Ton mari te fait souffrir, c’est ça ? Je m’en vais lui dire deux mots, à ton mari. Il ruine mon travail… ». Et la cliente se transforme en patiente, vide son sac derrière le paravent, se mouche bruyamment devant la glace, en culotte sur un tabouret. Oh ce n’est pas Retouche-minute, chez Odette couture. Ce serait même Retouche-toute-la-vie. Repasse-les vague à l’âme. Reprise-les accrocs au cœur. Mais déjà la ville l’écrase de son impatience. Déjà elle lui intime de partir là où les gens ont le temps. À la nouvelle année, elle aura mis la clé sous la porte en bois. À la place du petit atelier, encore une tour. Les temps ne sont plus aux festons ¦ Fifi Abou Dib
À mon grand embarras, je ne sais pas faire un ourlet. Au collège de mon enfance, il y avait bien un cours de couture tenu par une vieille dame revêche (les revêches sont toujours vieilles aux yeux des enfants). Nous avions pour matériel un méchant carré de coton bleu récupéré sur du rab de tablier, du fil marine, un dé que je n’ai jamais su à quel doigt mettre, gage d’éternelle...