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Actualités - CHRONOLOGIE

Le lieu d’estivage préféré de la bourgeoisie libanaise dans les années trente est tombé en ruine sous l’occupation syrienne Le « Grand Hôtel Sofar », une bâtisse délabrée qui attend le retour de ses années de gloire Patricia KHODER

Sofar, la route principale : à droite, une vieille bâtisse délabrée attend des vacanciers qui ne viendront pas. Une ruelle devant la façade mène à l’ancienne gare, qui est, elle aussi, délabrée. Le « Grand Hôtel Sofar » a arrêté de recevoir les estivants durant l’été 1976, quand l’armée syrienne l’avait investi, mettant ainsi fin à trois quarts de siècle de gloire. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’un spectacle de désolation. L’hôtel, construit aux alentours de 1890 sur un terrain d’une superficie de 32 000 mètres carrés, est en ruine. Malgré la destruction, la façade de l’hôtel demeure impressionnante. Les pièces de la toiture de l’hôtel construit sur quatre étages ont été entièrement démontées par les troupes syriennes, le bois de la charpente a été utilisé pour le chauffage et les beaux escaliers intérieurs se sont écroulés. Les hommes en redingote, les femmes en robe de bal, les élégants joueurs de cartes et le personnel qui s’affaire autour d’eux font désormais partie d’un passé révolu. Aujourd’hui, une famille occupe une annexe de l’hôtel, celle de la gardienne, Takla Mokbel Habre. Takla était toute petite en 1935, quand sa famille était arrivée à l’hôtel. À cette époque, c’était Ibrahim Sursock qui avait fait appel à son père, et l’établissement était géré par Georges Rayess. Au pire moment de la guerre et de l’occupation, Takla n’est pas partie. Avec sa famille, elle a cohabité avec les troupes de Damas au Grand Hôtel Sofar. « Au départ, nous avons été engagés à veiller sur l’hôtel des Sursock et c’est ce nous faisons jusqu’à présent », dit-elle. Depuis le début du siècle dernier, l’hôtel appartient à la famille Sursock. Au fil des ans, ses gérants ont changé à plusieurs reprises. Le Grand Hôtel Sofar était le premier établissement construit dans le caza de Aley. C’était aussi le premier casino au Liban ; l’hôtel était le premier à avoir une licence d’exploitation pour les jeux du hasard. L’établissement a été édifié à proximité de la gare de Aïn Sofar. Une description de l’hôtel et de la gare au début du siècle dernier a figuré dans l’ouvrage Qalb Loubnane (Le cœur du Liban) de l’auteur Amine Rihani, à qui l’on avait refusé l’accès à l’hôtel et qui s’était assis, après être descendu du train, dans un café faisant face à l’établissement. Réservation des mois à l’avance Aujourd’hui, on est bien loin du temps où l’hôtel grouillait de monde. À cette époque-là, l’établissement ouvrait ses portes uniquement l’été. Et les estivants réservaient leur séjour des mois à l’avance. En juin, on commençait les travaux et le grand ménage pour que l’hôtel soit prêt au début de juillet à recevoir les clients qui venaient d’Égypte, de Syrie, d’Irak et de Beyrouth, notamment le comte du Chayla et le comte de Saab, Jamil Mardam Bey et Moussa Shah Bandar. Dans ces cercles fermés de la bourgeoisie libanaise et arabe, les seuls « intrus » étaient les stars du showbiz, comme Oum Koulthoum, Asmahane Mohammad Abdelwahab, Samia Gamal, Farid el-Atrache et Leila Mrad. Mais ceux-là ne séjournaient jamais plus d’une dizaine de jours à l’hôtel. Takla Mokbel Habre, l’actuelle gardienne, se souvient des toilettes des femmes et des costumes des hommes durant les bals qui étaient organisés chaque semaine. Il y avait aussi un bal masqué prévu chaque été. Toute la république prenait part à ces soirées. Comme Philippe Takla, Camille Chamoun, Pierre et Raymond Eddé. Construit sur quatre étages, l’hôtel se composait de 65 chambres. Moins de la moitié était dotée de salles de bains, le reste avait sa salle de bains à l’étage. La gardienne, qui était une petite fille à son arrivée à l’hôtel, se souvient des bassines et des brocs qui faisaient office de lavabos ainsi que des pots de chambre. C’est au début des années quarante que des salles de bains ont été ajoutées à certaines chambres ainsi que sur le palier. Elles ont été construites les unes à côté des autres. Durant les années quarante aussi, au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’hôtel a été doté d’un chauffage central pour que les soldats français puissent y passer l’hiver. Mais cet hiver-là était trop rigoureux et le bassin utilisé pour le refroidissement des turbines du générateur électrique a gelé. C’est que l’hôtel était doté depuis la fin des années trente de deux générateurs électriques. Takla se souvient qu’en 1940, le courant était coupé tous les soirs à Sofar à 22 heures. L’établissement avait aussi sa propre usine de glaçons. Des conduites d’eau potable froide, à partir de cette usine jusqu’à la terrasse du cercle, où l’on jouait aux cartes, avaient été mises en place. L’établissement avait sa propre boulangerie et aussi ses propres machines à torréfier le café. Dans le jardin de l’hôtel, il y avait deux terrains de tennis, un dancing et une salle de cinéma… L’occupation Takla se souvient du grand lustre en cristal du lobby, du carrelage rouge en terre cuite que l’on cirait et rehaussait d’une couche de peinture chaque année, de la porte pivotante à tambour à l’entrée de l’établissement, du bar et du cercle… La gardienne décrit en détail les rideaux aux teintes rouges ou bordeaux accrochés dans les chambres, la salle à manger, le cercle et les salles de réception. L’établissement employait environ 370 personnes. Il fallait compter au moins trois employés par chambre, et tout le reste travaillait à la cuisine, dans les salles de réception, à la buanderie… Il y avait aussi une dizaine de cireurs de chaussures, originaires du Liban-Sud, qui venaient passer l’été à Sofar, travaillant exclusivement pour les clients de l’hôtel, raconte Takla, se souvenant que les membre du personnel changeaient deux fois par jour leur costume. Les tabliers bleus du matin devenaient noirs l’après-midi. Mais tout a basculé en 1976, quand l’armée syrienne a envahi le Liban. Les soldats syriens ont occupé l’hôtel à partir de cette année-là et jusqu’au début des années quatre-vingt-dix. « Dès leur arrivée, ils ont tiré sur la façade de l’hôtel, ciblant surtout les grandes fenêtres et les portes en verre du rez-de-chaussée. C’était le 7 juin 1976 », se souvient Takla. « Des soldats ont été postés à l’entrée de l’hôtel durant l’été. Tous les jours, je me disais qu’ils partiront bientôt, que le chef de l’État interviendra, qu’il est impossible de laisser des soldats camper des jours et des semaines ainsi devant le Grand Hôtel Sofar. Finalement, ils sont restés plus de vingt ans », dit celle qui s’est vu obligée de cohabiter avec les soldats syriens, occupant avec sa famille une partie de l’hôtel alors que le reste était investi par la troupe. Des années vingt aux années trente, le Grand Hôtel Sofar a été géré par Georges Naggiar. En 1935, c’est George Rayess qui est devenu le gérant de l’établissement. L’hôtel a ensuite été géré durant treize ans par Alec Sursock, le frère de Linda Sursock. À la fin des années soixante et jusqu’à la guerre, Jean Tuéni était responsable de l’hôtel. La bâtisse et ses dépendances appartiennent actuellement à lady Yvonne Cochrane et aux descendants de Linda Sursock. Des projets de vente existent. Il semble que les propriétaires actuels aient posé une condition : que le nouveau propriétaire restaure à l’identique la façade de l’hôtel.
Sofar, la route principale : à droite, une vieille bâtisse délabrée attend des vacanciers qui ne viendront pas. Une ruelle devant la façade mène à l’ancienne gare, qui est, elle aussi, délabrée. Le « Grand Hôtel Sofar » a arrêté de recevoir les estivants durant l’été 1976, quand l’armée syrienne l’avait investi, mettant ainsi fin à trois quarts de siècle...