Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Beyrouth et Berlin, villes reconstituées

C’est toujours une vive émotion que de revenir à Berlin, ville emblématique, à l’instar de Beyrouth. Depuis une vingtaine d’années, j’y ai effectué une dizaine de courts séjours pour suivre l’évolution de la ville réunifiée. Bien sûr en abîme je vois toujours Beyrouth?: deux villes divisées et dévastées par des cataclysmes, et qui essaient de retrouver une continuité. Même les dates semblent coïncider?: 9 novembre 1989, chute du mur de Berlin, 5 novembre 1989, élection du premier président après les accords de paix de Taëf, René Moawad assassiné dix-sept jours après, le 22 novembre, jour de la Fête nationale. Mais si la guerre idéologique s’est achevée à Berlin il y a presque deux décennies, elle se poursuit toujours à Beyrouth vingt ans après (événements de Beyrouth, accords de Doha et élection du général Sleiman le 25 mai 2008). Outre la coïncidence des dates, il faudrait explorer le parallélisme symbolique des lieux. À Beyrouth, le président Hariri, entre 1992 et 2005, a essentiellement œuvré à reconstruire le centre-ville vers lequel tous les quartiers de Beyrouth convergent?: un centre commercial, culturel (traversé de fouilles archéologiques antiques, Beyrouth aurait pu être une des rares capitales, avec Rome et Athènes, à avoir une continuité, de l’Antiquité à nos jours) et cultuel?(la mosquée al-Amine, réplique de la mosquée bleue d’Istanbul, les deux cathédrales Saint-Georges, patron de Beyrouth, maronite et orthodoxe, la cathédrale Saint-Élie des grecs-catholiques, la mosquée al-Omari, à l’origine cathédrale Saint-Jean des Croisés, la mosquée de l’émir Assaf, 1572-1580, à l’emplacement de l’église byzantine Saint-Sauveur, la mosquée de l’émir Mounzer, construite à l’emplacement d’une structure antique, une grande église arménienne, et l’église latine Saint-Louis des capucins). Le président Hariri est lui-même enterré près de la mosquée qu’il a construite, qui semblait imposante et envahissante avant son décès et qui est devenue depuis lors un lieu de pèlerinage. Au cœur de la place (jadis des Canons) se dresse le monument aux Martyrs de l’Empire ottoman et, dans une rue adjacente, la statue de Riad el-Solh (premier président du Conseil sunnite assassiné par un activiste du Parti national-social syrien en représailles à l’exécution du fondateur de ce parti, Antoun Saadé). L’autre père de l’Indépendance, Béchara el-Khoury, a sa statue érigée sur une artère principale de l’autre côté, non loin du Musée national de Beyrouth (passage du Musée). Au cœur du centre-ville se trouve également le bâtiment du Parlement libanais face à une horloge qu’on a déplacée durant la guerre et qui a retrouvé depuis sa place, marquant invariablement les heures. Le centre-ville de Beyrouth par ailleurs jouxte le bord de mer (passage du Port), des espaces cultuels (Saint-Maron, Saint-Joseph) le prolongent, ainsi que des quartiers traditionnels limitrophes de part et d’autre qui se sont parfois transformés en lieux branchés (Gemmayzé, Hamra). Quand le centre-ville est paralysé, il y a un repli vers ces quartiers. C’est presque une ville en double et même en triple aujourd’hui avec la périphérie (Ouzaï, Tarik el-Jdidé). C’est une ville avec un noyau fédérateur et des espaces intérieurs quasi autonomes qui s’agglomèrent autour et conservent toujours leur rôle de substituts en cas de crise. On a l’impression que le centre-ville est un espace féerique et quasi artificiel, un décor un peu factice, un lieu de compromis ponctuel. Il n’y a pas de véritable continuité à Beyrouth, mais une convergence. Le jardin de la paix pour les martyrs civils demeure un projet sous clé. Le centre-ville avait été complètement pillé, condamné et abandonné durant la guerre à la flore sauvage (Ligne verte). Les francs-tireurs avaient sévi sur toutes les voies de passage et les voitures piégées avaient semé la terreur et la mort dans les différents quartiers, tant à l’Est qu’à l’Ouest, de la ville divisée. Berlin, depuis la chute du mur, a retrouvé son unité et sa continuité géographique. Certes à l’Ouest, nous avons toujours l’église du Souvenir qui célébrait la dynastie Hohenzollern construite par Guillaume II (kaiser de la Première Guerre mondiale, pour commémorer Guillaume 1er son grand-père, fondateur de l’empire allemand en 1871) et détruite par les bombardements de 1943. La nouvelle église qui la jouxte fut construite entre 1957 et 1963. Autour de ce monument s’est érigé tout le centre commercial de Berlin-Ouest. Puis nous longeons le parc Tiergarten (3 kilomètres de long), ancienne réserve de chasse des Hohenzollern, qui se transforme pour les Berlinois l’été en un «?barbecue géant?» autour de la?Siegesaule, l’ange doré de la victoire qui commémore les victoires prussiennes sur le Danemark (1864), l’Autriche (1866) et la France (1871), nous traversons l’avenue du 17 Juin (qui commémore le soulèvement de Berlin-Est en 1953) et nous arrivons à la porte de Brandebourg?: arc de triomphe (1788) coiffé d’un quadrige (à présent tourné vers la ville en signe de paix) sous lequel défilèrent Napoléon en 1806 et les nazis au soir de la nomination de Hitler, en 1933, avant d’être fermé par le mur en 1961 et de devenir le symbole de la partition. Il y a là un espace de silence dans lequel on peut se recueillir à la mémoire des victimes du mur. Près de là, à proximité, se trouve le Parlement allemand (Reichtag-Bundestag), symbole de la réunification et de la gloire retrouvée. De nouveaux bâtiments pour les parlementaires sont bâtis sur les rives des deux Berlin (Est et Ouest) avec un pont symbolique sur la rivière Spree. À partir de l’avenue Unter den Linden (qui part de la porte de Brandebourg jusqu’à l’Île aux musées et qui reliait initialement le Tiergarten au château aujourd’hui disparu des Hohenzollern), nous arrivons, à travers la Friedrichstrasse, au check point Charlie (seule voie de passage entre les deux Berlin pour les étrangers et les allemands de l’Ouest avec la gare nommée le «?palais des larmes?», aujourd’hui transformée en musée et salle de concert) puis aux palais de la musique (presque des temples et lieux de culte), à l’Université Humboldt et à l’hôtel de ville de Berlin Est avec, de part et d’autre, les célèbres places?: Potsdamerplatz (entièrement reconstruite depuis 1989 et qui fut considérée comme le plus grand chantier d’Europe) et Alexanderplatz (réaménagée avec sa célèbre tour de télévision de 365 mètres de haut, symbole de Berlin-Est). Les deux espaces constituent de gigantesques centres commerciaux et des nœuds de communication. Sans oublier les autres bâtiments cultuels?: l’église Sainte-Marie (Marienkirche) Friedrechstradtkirche, Deutsches Dom Fransösisches Dom, Hugenotten Museum et Denkmal für die ermondeten Judes Europas (mémorial aux juifs d’Europe érigé en 2005). Le palais de la République, siège du Parlement de l’ex-République démocratique d’Allemagne, vient d’être démonté pour reconstruire, face à la cathédrale de Berlin (Berliner Dom 1905), le palais impérial à l’identique détruit en 1950 par l’ancien régime. Le mur est tombé le 9 novembre 1989 car le gouvernement prosoviétique a permis aux Allemands de l’Est de se rendre librement à l’Ouest suite à la Glasnost de Gorbatchev, alors que, jusque-là, ils y risquaient leur vie (plusieurs croix à l’emplacement du mur et au bord de la rivière Spree pour ceux qui ont été abattus en voulant traverser. La rivière faisant partie de Berlin-Est). Certes l’idée n’est pas d’énumérer ou de faire l’inventaire de tous les lieux historiques ou culturels de Berlin et de Beyrouth, mais il apparaît clairement que Berlin a retrouvé son unité et l’impression de continuité entre Berlin-Ouest et Berlin-Est, et que Beyrouth demeure un peu concentré autour d’un centre-ville provisoire et apprêté. Ce centre-ville est parfois utilisé à des fins politiques par les différents protagonistes?(printemps de Beyrouth, squat du centre-ville) et d’autres fois pour des manifestations événementielles fédératrices, (visite du pape, concert de Feyrouz, béatification hors Vatican du père Yaacoub, concert de Mika). Berlin a effectué son travail de mémoire et sa cassure était due à des interventions extérieures qui visaient à affaiblir l’unité allemande dont le nationalisme exacerbé avait entraîné le monde dans une folie suicidaire et meurtrière (Première et Deuxième Guerres mondiales) et à établir une frontière ferme en Europe entre l’Ouest et l’Est (guerre froide), alors que la cassure de Beyrouth était due à une carence du sentiment national qui avait entraîné de multiples interférences extérieures (Palestiniens, Israéliens, Syriens, Iraniens, Arabes, Occidentaux), souvent à l’appel des différentes composantes libanaises et avec leur appui, et à établir une frontière floue entre l’Orient et l’Occident (choc des cultures). De plus en plus, Berlin apparaît aujourd’hui dans la continuité géographique et historique, et Beyrouth dans l’assemblage mi-consenti mi-forcé qui peut facilement imploser (fragmentation). Beyrouth, à l’instar de Berlin, devrait faire un travail sur lui-même. Le souci identitaire étant préalable au souci institutionnel, le second reposant sur le premier, on se doit de définir l’identité avant de négocier le système politique et institutionnel qui en découle. Si on avait imposé aux Allemands (82 millions) de se séparer (1945-1989) jusqu’à ce qu’ils se retrouvent, comment rassembler les Libanais (4 millions) pour qu’ils ne pensent plus à se séparer?? Bahjat RIZK
C’est toujours une vive émotion que de revenir à Berlin, ville emblématique, à l’instar de Beyrouth. Depuis une vingtaine d’années, j’y ai effectué une dizaine de courts séjours pour suivre l’évolution de la ville réunifiée. Bien sûr en abîme je vois toujours Beyrouth?: deux villes divisées et dévastées par des cataclysmes, et qui essaient de retrouver une...