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Actualités - OPINION

FEUILLE De ROUTE Affranchir les vagabonds des limbes Michel HAJJI GEORGIOU

Ceux qui ont attendu trente ans peuvent attendre encore quelques semaines. Walid Moallem Je connais trop les hommes pour ignorer que souvent l’offensé pardonne, mais que l’offenseur ne pardonne jamais. Jean-Jacques Rousseau Ils veulent sortir des limbes ; c’est tout ce qu’ils réclament dans leur silence pesant, dans leur absence omniprésente. Il n’y a que leurs parents qui les entendent crier la nuit ; certains tendent même la main, dans la nuit, pour essayer de rattraper cette plainte assourdissante, de toucher ce corps mort-vivant, trop vivant pour être mort, trop illusoire au fil des ans pour être encore réel... Mais la plainte est furtive, et elle finit par se perdre au bout de la nuit, une nuit sans fin. Qu’importe, l’espérance est le seul engin qui nous anime quand rien n’a plus aucun sens... * * * Ces quelques mots peuvent paraître lyriques, mièvres, insipides, mielleux, niais. Il est en effet impossible de reproduire cette douleur aiguë qu’aucun esprit ne peut comprendre. Qu’il est dur d’emprisonner ce mélange paradoxal entre l’espérance la plus folle, celle de tous les combats, et le désespoir le plus total, celui qui consume lentement, qu’est la souffrance d’un de ces parents de détenus libanais en Syrie. Ces prisonniers dont certains, ici comme à Damas, cherchent depuis des années et par tous les moyens à effacer toute trace, à désincarner. De toute évidence, ceux parmi les hommes en uniforme qui, près du palais de Baabda, se sont laissés aller à malmener les parents au passage du convoi du ministre syrien des Affaires étrangères, Walid Moallem, pour les empêcher de hurler leur insondable douleur, n’ont jamais écouté ces parents de détenus se mettre à nu, raconter leurs insomnies, leurs misères avec les autorités syriennes, avec les petits arnaqueurs parmi les moukhabarat de la soldatesque de Damas, et avec l’establishment libanais asservi durant quinze ans au régime syrien. Mais ce qui est encore plus étrange, c’est le silence total, au sein des cercles du nouveau pouvoir, qui a suivi les images de la répression diffusées par les caméras de télévision. Car ces images étaient laides, moches, insoutenables : elles rappelaient cette ère en principe révolue où l’offenseur voulait humilier, écraser, faire souffrir dans l’esprit du dominateur. Le plus expressif sans doute est que cette violence ait émergé au passage du symbole de cette ancienne nouvelle terreur, par effet immédiat de mimétisme... Il reste que les parents des détenus sont désormais immunisés contre tout. Ils attendent, dans une posture quasi sacrificielle. Ils sont pratiquement immolés sur l’autel de la désagrégation du Liban. Depuis 2005, ils sont dans la rue, sous le soleil et la pluie, sous une simple tente. Ils ont frappé à la porte du 14 Mars, du CPL, du Hezbollah, des autorités de jure et de facto, des puissances internationales et des instances humanitaires. Sans résultats. Un attentisme devenu quasi eschatologique, dans la mesure où il ne pourra y avoir de repos pour ces hommes et ces femmes qu’à l’instant où ils sauront ce que sont devenus leurs enfants, s’ils sont toujours vivants, ou s’ils doivent enfin reposer en paix dans la terre, mais proprement, leur identité réappropriée. * * * La posture sacrificielle des parents de détenus explique largement pourquoi ils n’ont fait aucun scandale après le comportement de la garde républicaine. Elle explique largement pourquoi ils ont immédiatement accepté d’être reçus par le président de la République, sans aucune rancune d’aucun genre. D’ailleurs, ils sont ressortis apaisés, réconfortés de cette rencontre, disent-ils. Ils affirment en effet avoir trouvé auprès du chef de l’État un homme qui pourra peut-être leur faire oublier les cauchemars de l’ère syrienne. Ces temps bien peu glorieux où le cabinet Hoss voulait pousser les parents à signer des actes de décès sans même qu’une commission d’enquête ne soit formée. Ces moments pénibles où l’ancien locataire du palais présidentiel refusait même la potentialité d’une reconnaissance de l’existence de détenus libanais dans les prisons syriennes. Et puis ces moments de crise, durant les trois dernières années, où l’on a eu, de part et d’autre, si peu d’attention à leur consacrer. Le président Sleiman aurait eu des mots encourageants, presque enthousiastes et combatifs, à l’égard de la délégation des parents. Il se serait engagé à suivre personnellement ce dossier, que ce soit auprès des autorités syriennes ou du Conseil des ministres. Mais le chef de l’État sait probablement que tout ne saurait dépendre uniquement de lui, quelle que soit l’étendue de sa bonne (et sincère) volonté à résoudre cette épineuse question. Pour établir des relations bilatérales, il faut être deux. Et c’est là que le bât blesse continuellement depuis des décades. Le Liban a toujours été disposé à tourner la page avec la Syrie, mais l’offenseur semble ne vouloir jamais pardonner. Pire, il semble vouloir continuer à offenser jusqu’au bout, à travers des formules laconiques, blessantes, condescendantes. À chaque fois que le Liban fait un geste vers la réconciliation, mais dans un désir naturel de reconnaissance, il doit affronter de nouvelles formes de fourberies en provenance de son voisin. À chaque fois que le Liban aspire au repos, à chercher un certain équilibre, il se heurte à des capacités insoupçonnables de scélératesse. Les parents des détenus en Syrie n’ont plus besoin de bons sentiments. Ils ont eu suffisamment de commisération et de pitié, de quoi faire pleurer dans les chaumières pour les siècles des siècles. Cela ne fait pas taire les cris des détenus, la nuit, néanmoins. Les parents des détenus veulent du concret. Ils réclament, depuis des années, une commission impartiale, de préférence internationale, formée d’experts et de médecins-légistes, possédant de larges prérogatives, capable d’inspecter le territoire syrien, capable d’analyser les résultats d’ADN, et qui puisse surtout ouvrir la voie à une participation des parents à l’enquête. La commission Fouad el-Saad s’était autrefois heurtée à ce problème : elle disposait de prérogatives rachitiques et les parents avaient été exclus du processus. Mais, occupation syrienne oblige, cela relevait à l’époque de l’idéal de justice à la manière Adnane Addoum. Or la participation des parents est vitale pour que ces derniers reconnaissent la commission et facilitent son travail ; pour qu’ils ne soient pas malmenés et traités comme du bétail. Et, sans prérogatives, la commission ne pourra rien faire, cela est entendu. Bien évidemment, il reste à savoir si la Syrie est véritablement déterminée à coopérer. Si elle ne fera pas volte-face, comme à chaque fois. Si elle ne jouera pas sur les mots ou sur ce formidable outil d’extermination des causes qu’est la bureaucratie dans le monde arabe pour faire une nouvelle fois preuve de scélératesse en enterrant le sujet, sans permettre aux vivants d’enterrer leurs morts ou de revoir leurs fils. C’est pourquoi il est plus que jamais nécessaire que la diplomatie internationale active s’en mêle, une fois pour toutes. Il faut mettre fin au calvaire des parents et des enfants. Le Liban et la Syrie peuvent difficilement résoudre un tel problème tout seuls. Ils ont besoin d’un médiateur puissant. Ils ont besoin d’un véritable forcing sur cette question. Une collaboration syrienne transparente pourrait adoucir quelque peu, sinon donner un sens, à l’image hyperpragmatique de Bachar el-Assad tout content au côté d’un Nicolas Sarkozy tout sourire. Inutile de dire qu’aucune relation « normale », dénuée de ressentiment et de tension, ne pourra être instaurée avec Damas, tant que ces « morts virtuels » ne reviennent pas soit à leurs familles, soit au sol national. La création d’une commission à caractère international pourrait donner des résultats bien plus sérieux et certains qu’une initiative diplomatique bilatérale. D’autant qu’elle déjouerait aussi l’argument massif utilisé par Moallem pour bloquer toute avancée au niveau du dossier des détenus libanais en Syrie, celui selon lequel il y aurait des disparus syriens au Liban (comme si 40 000 soldats libanais avaient occupé la Syrie pendant une trentaine d’années, quelle comparaison et quel toupet !). La commission internationale enquêterait également sur cette dimension du problème, pour permettre au ministre syrien de dormir tranquille. Le seul problème, c’est que, dans la réalité, même la vieille Europe semble oublier parfois son manuel des droits de l’homme. Surtout lorsqu’il s’agit de la Syrie, et de cette fascination sordide, presque malsaine que Damas continue d’exercer dans certains milieux, pourtant biberonnés à l’esprit des Lumières.
Ceux qui ont attendu trente ans peuvent attendre encore quelques semaines.

Walid Moallem

Je connais trop les hommes pour ignorer que souvent l’offensé pardonne, mais que l’offenseur ne pardonne jamais.

Jean-Jacques Rousseau

Ils veulent sortir des limbes ; c’est tout ce qu’ils réclament dans leur silence pesant, dans leur absence omniprésente. Il n’y a que...