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Actualités - OPINION

Mémoire et histoire

Depuis quelques décennies, avec l’amplification des phénomènes de mondialisation et de globalisation, nous assistons à un désenclavement de plus en plus irrésistible et irréversible de l’échiquier international. Le corollaire de cette dynamique exponentielle est une «?désacralisation?» des valeurs et des particularismes, une déperdition et une insécurité identitaires. Les identités contemporaines sont souvent problématiques, précaires, fragiles, instables. Cela enclenche des réactions de replis identitaires?; déstabilisés face à l’homogénéisation progressive et relative des modes socioculturels, économiques ou autres, les divers groupes nationaux, ethniques, religieux qui constituent la mosaïque du tissu humain à l’échelle mondiale sont de plus en plus à la recherche de nouveaux repères identitaires et de nouveaux codes d’appartenance. La ruée vers le passé peut alors sembler offrir une issue contre une transmission lacunaire de la mémoire. Dans ce contexte, des questions historiques peuvent envahir l’espace public et mettre les mémoires à vif. Les polémiques historiques deviennent très aiguës. Nous l’avons vu depuis peu en France avec la proposition – non retenue – du président Nicolas Sarkozy de confier à chaque élève de CM2 la mémoire d’un enfant mort durant la Shoah. Les médias égrènent tous les jours les manifestations par le biais desquelles les différentes mémoires, en Afrique, en Amérique latine, en Extrême-Orient, en Europe de l’Est, au Moyen-Orient, remontent à la surface, souvent avec violence, souvent dans la confusion. Au Liban, l’actualité s’inscrit – ô combien?! – dans cette mouvance. Ces phénomènes témoigneraient, selon certains chercheurs universitaires(1), de l’épuisement d’une certaine vision de la nation. * Les communautés diverses se servent de leur mémoire pour se structurer ou se renforcer, mais aussi pour obtenir des avantages matériels ou symboliques. La mémoire, véritable baril de poudre, permet ainsi un usage politique du passé qui devient alors un objet de compétition. Ces mécanismes, nourris par une cacophonie des mémoires et une frénésie mémorielle, instaurent ou renforcent une «?culture de la victimisation?». Alors que l’histoire est devenue une discipline à vocation scientifique qui se conçoit avec le souci du réel et l’exigence d’une impartialité objective, dont le but est de restituer les événements du passé pour les comprendre et les expliquer, et non pour les juger, la mémoire, elle, est essentiellement subjective, fluctuante, artisanale. Bricolée, porteuse de jugements de valeurs et d’émotions, elle véhicule des anachronismes, des distorsions, des sélections. La mémoire se situe à un autre niveau que l’histoire?: en jouant d’abord sur l’affectif, elle empêche les faits historiques d’apparaître dans toute leur complexité. Le registre mémoriel repose d’abord sur le vécu ou sur la transmission du vécu, ce qui peut être inconciliable avec la rigueur historique. Or, les institutions étatiques ou politiques s’octroient souvent le rôle de dépositaires de l’historiographie et instrumentalisent celle-ci afin de renforcer le sentiment d’appartenance des citoyens à une nation (dans ce cas la sphère politique étouffe et refoule les mémoires particulières et alternatives en mettant l’accent sur un récit unique, monolithique et départicularisant), ou au contraire afin d’ajouter leur grain de sel aux confusions existantes?; dans ce cas, nous notons une participation à la confusion mémorielle, tributaire d’abus de mémoires. Ainsi, le passé constitue par excellence un vaste domaine de ressources exploitables. La mémoire est devenue un véritable marché, et l’entretenir et la mettre en valeur dans l’espace public contribue à légitimer certaines revendications. La mémoire devient un outil, une arme dans la conquête de droits civils, de pouvoir politique ou de biens économiques. De nouveaux entrepreneurs de mémoire savent, par le truchement des désirs et des tourments des diverses communautés nationales, orienter et exploiter leurs accès de nostalgie. Le nœud du problème n’est pourtant pas le passé, mais le présent. Ce sont en effet les difficultés actuelles – d’ordre politique, socio-économique, religieux ou autres – qui conditionnent en grande partie le mode d’entretien de sa mémoire. Certains thèmes sont particulièrement appréciés sur ce plan?: le passé fédérateur porteur des repères fondamentaux, les luttes héroïques et la souffrance collective. La compétition des différentes mémoires souligne bien la surenchère à laquelle donnent lieu certaines revendications, et surtout l’adoption de postures victimaires. * D’après Ernest Renan, la nation est bâtie sur l’oubli ou l’occultation volontaire?; cette façon de construire la mémoire nationale a pour but de fonder le « vivre ensemble », véritable plébiscite quotidien. Sans chercher à étouffer ou refouler les diverses mémoires qui constituent la riche trame d’une nation en puissance, certains cultes régressifs mènent souvent, nous ne le notons que trop, à la tentation du fondamentalisme, de l’intransigeance, de la haine vindicative et du conflit permanent. Serait-il possible de trouver un équilibre sain et constructif entre les exigences rationnelles et méthodologiques de l’histoire et les distorsions travaillées et sélectives des ancrages identitaires mémoriels?? La scène internationale est jalonnée de poudrières qui ponctuent, au rythme de conflits multiples, le déroulement fastidieux de l’histoire. Le théâtre libanais, parasité par la crise politique corrosive qui sape toutes les tentatives de (re)construction nationale, s’est mis au diapason de cette pandémie de folie destructrice et de cette course à l’intégrisme. Si «?deux négations ne font pas une nation?»(2), depuis le temps que l’on s’échine à trouver une formule et une équation libanaises qui pourraient solutionner ce problème ardu et inextricable, quel pourrait être le ciment national fédérateur d’un Liban éclaté?? Céline NOHRA Master-recherche en histoire et relations internationales Université Saint-Joseph (1) Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum dans Mémoires vives?: pourquoi les communautés instrumentalisent l’histoire, éditions Bourin, 2007. (2) Georges Naccache.
Depuis quelques décennies, avec l’amplification des phénomènes de mondialisation et de globalisation, nous assistons à un désenclavement de plus en plus irrésistible et irréversible de l’échiquier international. Le corollaire de cette dynamique exponentielle est une «?désacralisation?» des valeurs et des particularismes, une déperdition et une insécurité identitaires....