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SOCIÉTÉ - Les caveaux de famille sont tous volumineux, alambiqués et plus colorés les uns que les autres Près de Hué au Vietnam, le monde des défunts grignote celui des vivants

À An Bang, on se bat à coup de dizaines de milliers de dollars pour offrir la tombe la plus flamboyante à ses ancêtres. Dans ce village côtier proche de l’ancienne capitale impériale de Hué au centre du Vietnam, la « Cité des morts » colonise le monde des vivants. Dans ce bourg de pêcheurs de 6 000 habitants, les caveaux de famille, tous plus volumineux, alambiqués et colorés les uns que les autres, s’étendent à perte de vue. Selon les autorités, quelque 1 400 tombes, bouddhistes et catholiques notamment, cohabitent déjà sur 3 kilomètres. Et continuent de pousser comme des champignons. Le phénomène a commencé dans les années 90, quand les Vietnamiens d’outre-mer, les « Viet Kieu », partis souvent au péril de leur vie comme « boat-people » après la fin de la guerre en 1975, ont commencé à renvoyer de l’argent au pays. Des proches, ce petit village de pêcheurs en a vu s’éloigner beaucoup, souvent aux États-Unis. Mais même à des milliers de kilomètres, ils n’ont jamais oublié leurs familles. Aujourd’hui, après avoir fait fortune, ils entendent offrir un repos en or à leur défunts ou préparer dans le luxe celui de leurs aïeuls. Et surtout l’afficher. « Les Asiatiques en général, les Vietnamiens en particulier, partis ou sur place, ont toujours en tête ce culte-là des ancêtres, (mélange) de tradition confucéenne de vielle date commune à tout le monde et aussi d’un certain esprit superstitieux », explique Buu Y, célèbre écrivain, intellectuel de Hué. « L’anniversaire de décès est plus important que l’anniversaire de naissance. On se remémore les disparus et on compte sur eux dans le futur. Il y a cette idée que les défunts continuent de bénir les vivants », poursuit-il. « Alors quand on a déjà une vie aisée, quand on arrive à nourrir les siens, on songe à bâtir la demeure ultime de ses ancêtres. » À An Bang, c’est à qui honorera le mieux ses ancêtres. Et le phénomène a pris une tournure qui étonne jusqu’aux habitants de Hué, pourtant fortement imprégnés des cultures confucéenne et impériale. « Les gens sont surexcités par l’envie, par la jalousie, par la concurrence, on bâtit à qui mieux mieux, c’est la bataille des tombeaux », raconte encore Buu Y. Pour certains, cette folie des grandeurs tombale finit par nuire à ceux qui sont encore bien vivants : la terre pourrait être mieux utilisée pour construire des maisons, l’argent des « Viet Kieu » mieux investi pour bâtir plus d’écoles ou de routes. « Certains, qui n’ont pas de tombes, pensent que (le phénomène) coûte beaucoup de terre et d’argent », reconnaît Do Huu Hien, responsable local du Front pour la patrie, organe social et culturel émanant du Parti communiste au pouvoir au Vietnam. « Certains pensent qu’il vaudrait mieux utiliser moins de terre pour les morts », poursuit-il devant une tombe à 40 000 dollars. Mais les Vietnamiens d’outre-mer donnent aussi de l’argent pour d’autres choses, affirme-t-il, mettant notamment en avant ces plus de 2 milliards de dongs, la monnaie vietnamienne (plus de 70 000 euros), offerts pour une école. Pourquoi le phénomène a-t-il pris là, sur l’une des terres les plus pauvres du pays ? Personne ne se l’explique vraiment. « Cette cité a poussé comme ça, un peu par hasard », estime Buu Y. « S’il n’y avait pas eu (ici) ce flot (de départs), il n’y aurait pas eu cette cité », poursuit-il. Est-ce que la présence voisine des tombeaux des anciens empereurs vietnamiens, qui font la réputation de la campagne de Hué, ont une influence ? Peut-être, glissent certains. Un peu outrée à l’évocation de cette idée, Hoang Thi Ngan, une sexagénaire dont une partie de la famille vit aux États-Unis, s’en défend pourtant. Sa famille a seulement choisi d’ériger une tombe pour que « dans le futur, quand les enfants rentreront, ils sauront, ils pourront se rappeler leurs grands-parents, penser à leurs origines », explique cette habitante de An Bang. « Nous n’osons pas nous comparer au roi ! »
À An Bang, on se bat à coup de dizaines de milliers de dollars pour offrir la tombe la plus flamboyante à ses ancêtres. Dans ce village côtier proche de l’ancienne capitale impériale de Hué au centre du Vietnam, la « Cité des morts » colonise le monde des vivants.
Dans ce bourg de pêcheurs de 6 000 habitants, les caveaux de famille, tous plus volumineux, alambiqués et...