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EN DENTS DE SCIE Confession d’un masque

Dix-neuvième semaine de 2008. J’ai peur ? Un peu vers 22h30 jeudi, j’ai pris la décision. Méga intuition – pas d’hésitation. Quel sot : j’ai décidé, décrété que j’allais descendre de Baabdate. Retourner chez moi. À Ras-Beyrouth – fin de la rue principale de Hamra. J’étais devenu sourd, je n’entendais plus aucun conseil, je n’écoutais plus personne, comme si j’avais fait table rase du discours de Nasrallah, de celui de Hariri, des autres, des infos en provenance de là-bas. De Beyrouth-Ouest. Quelle ironie : ce vocable haï, même pendant la guerre de quinze ans, cette ségrégation géographique désormais totalement obsolète mais qui revient depuis quelques heures comme un leitmotiv. Mon bureau de taxi me dit qu’aucun chauffeur ne travaille cette nuit. Je prends la voiture chérie de R. J’ai peur ? Je conduis vite. Très vite. L’autoroute-boulevard du président-général Émile Lahoud défile – la seule bonne idée de cet homme en neuf ans… Puis le port. Vide. Très vide. Aïn el-Mreissé, au niveau du McDo, la Corniche, coupée en deux, jusqu’au Bain militaire. Les fantômes de Tarantino. La montée qui m’emmènera chez moi – celle entre le Lamb House et le Club sportif. Par trois fois, des partisans du Courant du futur se jettent sur la voiture pour un contrôle d’identité. On s’explique. On se sourit – j’ose même un Allah y’awwikon, ce gimmick que j’ai toujours trouvé un peu niais : que Dieu vous donne la force. C’est Star Trek. J’éclate de rire tout seul en garant la voiture. Quel sot. J’ai peur ? Je dépose mes affaires. Regroupe machinalement, inconsciemment, les deux ou trois babioles que, par superstition, je prendrais avec moi si je devais fuir. Honnêtement : je ne me reconnais plus. Je monte chez May pour quelques nouvelles de May. On rit – encore. Le rire comme Lexomil absolu. Les tirs, les coups de feu, les kalach, les RPG, les obus de mortier. Kaboul ? Bagdad ? Gaza ? Pristina – si seulement. Kosovarisation : doux mot. Je redescends m’enfermer à double tour. Je regarde d’un œil stupide ce revolver tchèque que je garde depuis plus de deux ans maintenant. Re-sourire. Spiderman de pacotille. Je caresse le chat. Persan. Si, si : une vraie de vraie de persane. Terrorisée, la Stache. Surtout que tonnerre, éclairs, grêle, pluie et vents insensés se mettent de la partie. Bonne nouvelle : la tornade refroidit les combattants. Je remplis mon verre. Quel sot : pas eu le temps de stocker ni de l’eau ni, bien plus grave, de la Stolychnaia. Mais bon. La télé. Les télés – selon que vous soyez etc. etc. : infos, intox, c’est le grand métissage. Le grand n’importe quoi : chacune dit la chose et son contraire. Je me goinfre de Camel et de Nutella – à la petite cuillère. Je commence José Sarramago, Les intermittences de la mort, offertes et dédicacées il y a quelques jours par W. le visionnaire. Je surfe un peu sur le web. Un peu de MSN ; des textos à mes potes par douzaines – pour dédramatiser ; je joue au Scrabble ; je ne comprends plus le hold-up politique et maintenant militaire de l’opposition ; le manque de tout de la majorité, qui a pris, sans en calculer les moindres impacts, la plus grave décision jamais prise par une équipe au pouvoir – la plus nécessaire : rétablir l’autorité de l’État. Essayer de le reconstruire. C’est-à-dire déclarer la guerre au Hezbollah. J’ai peur ? Vers 5h00 du matin, j’essaie de dormir un peu. Réveillé en sursaut par les miaulements du chat et les déflagrations hallucinantes, là, tout près, si près. Grandi avec la guerre, rompu à toutes ses sinuosités, ses vicissitudes, ses pieds-de-nez, voilà que je me redécouvre une nouvelle virginité : je sursaute au moindre bruit. Légère tachycardie. Hé hé… Il est 7h20. Je descends dans l’entrée de l’immeuble retrouver Amine le concierge soudanais. On sort un peu. Mini-Platoon : des partisans du Courant du futur, armés, kalach, courent, passent devant nous, blessés, hagards, perdus – des mômes. Tellement et littéralement hébété par ce que je vois, l’impensable, que je n’ai même pas le réflexe de leur proposer de leur donner de l’alcool, des pansements, arrêter le sang, de l’eau. Je remonte. Les tirs et les obus de plus en plus forts, de plus en plus proches. Je prends une douche. Le nescafé chez May. On se cache – presque dans le tambour de la machine à laver. Merci à celle ou celui qui a inventé l’humilité. Un RPG détruit la ligne électrique juste devant l’immeuble. De partout, une même rumeur, qui gonfle, se gigantise ; elle prend forme, elle devient réalité : Beyrouth est tombée entre les mains du Hezbollah. Je feuillette mes Persépolis. Je pense, triste, à l’humiliation, à la colère des uns et des autres. Je pense à la fatuité d’une petite partie des chrétiens, à la stupéfaction des autres, je regarde par la fenêtre, comme un voleur, étranger dans sa propre rue, dans son propre corps – un masque. Je suis un domino. Je vois, dans cette rue, à la porte de mon immeuble, des hommes en treillis de l’armée. Mais ce ne sont pas les boys de Michel Sleimane – où est-il, que fait-il… Ces hommes nous interdisent toute sortie hors les murs de l’immeuble ; nous sommes simplement prisonniers. Captifs – vraiment pas amoureux. Ces hommes sont pourtant des Libanais. Comme moi – ni plus ni moins. Sauf qu’un seul détail, fondamental, essentiel, nous laisse à des années-lumière ; nous sépare, eux et moi. J’ai peur, moi. Pas eux. Ziyad MAKHOUL
Dix-neuvième semaine de 2008.
J’ai peur ?
Un peu vers 22h30 jeudi, j’ai pris la décision. Méga intuition – pas d’hésitation. Quel sot : j’ai décidé, décrété que j’allais descendre de Baabdate. Retourner chez moi. À Ras-Beyrouth – fin de la rue principale de Hamra. J’étais devenu sourd, je n’entendais plus aucun conseil, je n’écoutais plus personne,...