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Actualités - OPINION

Impression Mobilier national Fifi ABOU DIB

La scène se passe toujours au fond à gauche. Les caméras sont plantées à droite en entrant. Deux canapés marron, amples, confortables, presque orthopédiques, avec un faux air des années cinquante. Et le cache-radiateur, bien sûr, meuble inventé pour donner du style à une source de chaleur qui n’en demandait pas tant ; un peu trop grand pour la norme, en acajou grillagé, surmonté d’une paire d’angelots en bronze roulant des sphères. Le locataire est toujours assis à côté du chauffage, non loin de l’halogène sur pied et du téléphone, témoin discret posé sur une table d’angle, à portée de main. Sur la grande table du milieu, en ordre immuable, un bol en cristal taillé façon bohème, une paire de bougeoirs trapus et identiques et, selon arrivage ou selon la saison, un « arrangement » de Noël ou de Pâques. En ce moment, c’est un panier d’œufs en chocolat avec deux poules naïves en faïence. Il y a aussi une boîte de kleenex en Plexiglas et un plateau assorti. Le canapé visiteurs est surmonté d’une scène bucolique. Sous-bois, rivière, peut-être chaumière ou char à bœufs. La table du centre est soigneusement écartée du tapis persan déroulé à l’entrée du salon. On fait ça parfois, pour que les pieds des tables n’usent pas le tapis. Il doit y avoir quelque valeur dans ce tapis orné d’arabesques et de motifs cachemire beige et bleu. Me semble-t-il. Je n’y suis jamais allée. J’ai vu à la télé. Un intérieur comme on doit en trouver dans plus de la moitié des foyers libanais. Du marron, couleur sérieuse, durable, insalissable. Des objets par paire, parce que ce qui va seul a toujours l’air un peu vulnérable, donc idiot. Du cristal de bohème, reliquat d’une liste de mariage où l’on s’est laissé encombrer. Du Plexi. Des « paniers de fête » ornés de figurines. Consommation de masse, kitsch en diable, comme le paysage champêtre accroché un peu trop haut. L’ensemble est certes sans âme mais sans risque, petit-bourgeois, populaire, conformiste, rassurant. La déco dit : je suis des vôtres, je suis comme vous. C’est bien tenu, pas de poussière, une place pour chaque objet même le pire, et chaque chose à sa place. On ne bouge rien. Il y a du militaire dans l’atmosphère. Il y a aussi du tendre : les angelots. Mais à y regarder de près, ces angelots qui roulent leur sphère, quelle angoisse ! Des ingénus qui jouent avec le globe, Charlie Chaplin dans Le Dictateur. Sans cela, on aurait du mal à croire que dans ce cadre dépourvu d’identité, de grâce, de goût et de relief se joue par à-coup l’avenir de la nation. Au jeu de « dis moi où tu habites, je te dirai qui tu es », on s’aperçoit que l’habitat est un sacré bavard. Au Sérail où s’emmure le Premier ministre, on se demande comment les nerfs résistent à la froideur d’un lieu qui n’a jamais eu vocation à servir de domicile. Hauteur démesurée des plafonds, vide sidéral de l’espace, losanges noirs (ou verts ?) qui hachurent ad nauseam le sol de marbre blanc. Heureusement, un fleuriste attentionné prend soin de rafraîchir régulièrement les bouquets posés sur la table basse. Ça tue un peu la monotonie. Sinon, le coin est très technique. Beaucoup de fils qui traînent, téléphones, ordinateurs, éclairage, caméras. Tant qu’à vivre en reclus, autant rester connecté. Chez sayyed Hassan Nasrallah on ne verra jamais que des tentures. Aucun indice du quotidien ; ni dossier, ni journal, ni téléphone, ni bonbonnière ni cendrier. Les apparitions télévisées du chef du Hezbollah sont dérobées aux contingences du temps et du lieu, sauf quand il se mêle à la foule. Autrement, et bien que pour des raisons évidentes de sécurité, l’homme s’adresse à vous depuis les limbes, ce qui force le trait « divin ». Chez les descendants féodaux, le souvenir de famille est très présent. Intérieurs cossus, objets plus ou moins racés qui ont traversé des générations, et surtout photo de l’épouse en mariée, des enfants en gradués, du père fondateur en jeune homme, des martyrs offerts à l’autel de la patrie. Douloureux mais assumé, c’est le destin de la lignée. Pour ma part, j’habite chez un chat qui s’indigne de me voir occuper son fauteuil pour écrire. Journaux et livres s’empilent, c’est leur malice, dans mes coins familiers. C’est le printemps. Comment faire le ménage sans y perdre un peu de soi-même ?
La scène se passe toujours au fond à gauche. Les caméras sont plantées à droite en entrant. Deux canapés marron, amples, confortables, presque orthopédiques, avec un faux air des années cinquante. Et le cache-radiateur, bien sûr, meuble inventé pour donner du style à une source de chaleur qui n’en demandait pas tant ; un peu trop grand pour la norme, en acajou grillagé,...