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Actualités - OPINION

La maladie humaine

L’histoire et la littérature nous apprennent que les sociétés humaines, en leur sein et entre elles, n’ont jamais cessé d’être confrontées, dans le fond, aux mêmes crises. Une approche logique nous conduit à chercher les causes de cette réapparition ou survie de ces difficultés et de leur universalité auprès de l’être humain, seul élément commun à ces sociétés. Il y a moins de 15 000 ans, après avoir découvert et appris à cultiver la terre et élever les animaux suite aux changements climatiques favorables, l’être humain cessa la vie de nomade et se sédentarisa au lieu de fuir le froid et de suivre le gibier. Guidé par son intelligence et le besoin, il ne tardera pas à quitter les cavernes où il vivait en petits groupes familiaux pour construire sa « maison » et une vie sociale plus complexe qui a débouché sur la vie citadine et étatique actuelle. Cependant ce laps de temps, trop court à l’échelle de l’évolution, ne pouvait pas être suffisant pour suivre ce formidable progrès afin d’apporter à la raison et l’esprit de l’être humain les changements adéquats à sa nouvelle vie, ni encore pour le priver de son principal moyen de survie, commun à tout être vivant, à savoir son instinct, dont le moteur de déclenchement principal est la peur. Instinct qui doit s’exprimer, en principe, dès lors qu’il s’agit du comportement à l’égard des autres vivants. Ainsi, tout être vivant d’une autre espèce est un ennemi et tout vivant de son espèce est un ennemi potentiel. D’une vie simple de chasseur, dont les soucis se limitaient à se nourrir, à se reproduire et à se protéger des prédateurs et des conditions climatiques non favorables, cette pauvre créature se retrouva soudain assujettie à une évaluation permanente d’un grand nombre de gens et confrontée à des soucis très divers qui ne pouvaient que laisser sur son esprit des plaies incurables. Interdit dès son jeune âge de vivre pleinement son instinct, subissant tout le long de sa vie les obligations, les oppressions et les restrictions des lois et des coutumes des sociétés citadines, et conscient en permanence de la vieillesse et de la mort, l’humain doit se sentir désarmé, faible et en danger. Autrement dit, il doit avoir peur et manquer de confiance en soi, sans qu’il en soit toujours conscient. En un mot, il est « malade ». Cette « maladie humaine », à laquelle je laisse aux spécialistes le soin de trouver un seuil et un nom adéquats, propre à tout humain qui a sa raison, se manifeste différemment et plus ou moins fortement en fonction de l’héritage génétique de chacun et des circonstances diverses dans lesquelles il a grandi. Les angoisses accompagnent aujourd’hui la vie des humains dès leur jeune âge et même dès leurs premières heures au monde. De nos jours, une pratique courante dans les hôpitaux consiste à éloigner le nouveau-né de sa mère pendant les premiers examens médicaux ou bains, le privant ainsi de son odeur qui est censée être son seul lien à la vie dans ce nouveau monde où il ne voit rien encore. Une autre pratique inquiétante vient, cette fois, de certaines mères qui commencent tôt à refuser le sein à leurs nouveau-nés au profit d’autres produits laitiers ; « gourmandise » dont leurs lointains frères n’ont pas eu la chance de profiter. Il est aussi très important de s’interroger sur l’âge où l’on peut commencer à laisser dormir seul un bébé, loin d’une personne auprès de laquelle il se sent en sécurité, afin de l’introduire à l’autonomie, sans que cela ne constitue des moments d’effroi répétitifs avant, après et peut-être durant le sommeil. Plus tard, on néglige d’éduquer la curiosité des tout-petits en leur interdisant brusquement les objets destinés aux grands ou à l’ornement de notre habitat, sans qu’on ait jamais pensé à sacrifier un peu son confort en configurant les maisons tels que ces objets soient à la hauteur de « l’âge de raison » des enfants, âge où on pourrait leur expliquer pourquoi et comment en prendre soin au lieu de les offenser ou de les punir ; souffrance inconnue de leurs lointains ancêtres. On réprime à un âge tendre, et parfois sévèrement, l’instinct élémentaire d’agresseur, au lieu de rester plus attentifs au comportement de l’enfant, en attendant les années où il sera possible de lui proposer d’autres rapports entre humains ; alors que les premières mères apprenaient à leur progéniture la chasse et l’autodéfense grâce à la pratique du combat « surveillé » entre les frères. On n’hésite pas, par souci de les bien élever, sans se donner souvent la peine de dialoguer avec eux, à gronder ces faibles créatures, un comportement qu’ils ne traduisent pas autrement qu’en un manque d’amour de la part de leurs parents. Amour très important pour eux, à cet âge, parce qu’il constitue leur unique sentiment de défense et de protection, donc de sécurité, et qu’en douter laisse dans l’esprit de l’enfant et dans sa confiance en soi des conséquences désastreuses et peut-être irréparables. Viennent après l’éducation scolaire, avec ses devoirs et punitions, les relations avec l’autre sexe et leur précarité, la société avec ses coutumes et lois restrictives, le travail avec ses difficultés, la famille avec ses charges, tout le long d’un chemin aboutissant inévitablement à des problèmes de santé et de vieillesse, souvent – pour ne pas dire toujours – sur un fond de misère et de conflits qui nous attriste. Tout cela avec la conscience omniprésente de la mort comme ultime fin de la vie. De tout cela les autres êtres vivants, qui n’ont pas eu le « privilège » d’avoir notre intelligence et notre raison, ne souffrent pas. Cela nous conduit à nous poser cette question inquiétante : sommes-nous alors les victimes d’une intelligence inachevée et les égarés d’une culture erronée, la culture de la peur ? Depuis quelques milliers d’années, les humains essayent de guérir cette peur par un antidote, la culture du meilleur. Du « peuple élu » à la « meilleure des oumat », en passant par l’humain créé à l’image de Dieu, les religions ont mis à la disposition de « ce roi des vivants » les fondements d’une culture de confiance et de paix, qu’il n’a pas tardé, par manque de compréhension ou par peur, à essayer d’en tirer profit pour vaincre l’une et l’autre. Cet antidote fut cultivé au fil des siècles pour semer à tout vent toutes sortes d’éloges afin d’en construire une armature vaniteuse protectrice : être premier de sa classe, le plus intelligent de ses pairs, enfant du meilleur père, de la meilleure famille, du meilleur pays, de la meilleure nation, de la meilleure religion… N’étant pas un traitement, ce calmant, pour emprunter la terminologie médicale, n’a fait qu’aggraver la maladie, parfois en la camouflant sous une couche fragile de prétention ou, souvent, en l’aggravant par une contre-réaction plus grave, fruit d’une logique simpliste de notre subconscient : je ne suis pas le meilleur, donc je suis nul. Effrayé, dévoré par le sentiment d’infériorité, ce pauvre « malade », s’il ne baigne pas dans une mer enivrante d’affection, voit tous les regards du monde braqués sur lui pour l’évaluer et prononcer un jugement. La réaction et donc le comportement dépendent alors du degré de cette peur, qui doit dépendre à son tour d’un ensemble de circonstances et de facteurs très complexes englobant le caractère, la famille, l’école, la société et la pensée; en d’autres termes, l’innée, l’acquis et le réfléchi. Combien d’enfants récoltent l’échec scolaire par manque de confiance en leurs capacités ? Combien de jeunes sombrent dans la dépression et, malheureusement, vont parfois plus loin, parce qu’ils se sentent mal aimés ou mal appréciés par leurs parents, leurs instituteurs ou leurs camarades ? Combien de jeunes filles se retranchent dans le désespoir parce qu’elles se jugent laides ? Pourquoi les parents, au lieu de dialoguer avec leurs enfants, se disputent-ils avec eux dans ce qu’on appelle faussement le conflit des générations, si ce n’est parce qu’ils n’ont pas assez confiance en eux-mêmes pour se réjouir des capacités de ces jeunes à avoir déjà un avis différent au lieu de considérer cela comme une atteinte à leur dignité et autorité ou un manque de respect ? Qu’est-ce qui fait naître et grandir ce vrai ou faux sentiment de manque de respect du partenaire qui fait éclater de plus en plus de couples, détruisant des belles histoires d’amour, leur bonheur et ceux de leurs enfants ? Si les gens avaient davantage confiance en eux-mêmes se seraient-ils disputés pour un rien ou pour des bêtises ? Chercher consciemment, par vanité, ou inconsciemment, par prétention, à prouver qu’on est important ou intelligent n’est-elle pas une pratique devenue courante ? Et ces pauvres nouveaux riches, qui s’efforcent d’étaler les apparences de ce soi-disant signe de rang social ou de réussite qu’est la richesse, auraient-ils pris ce risque s’ils s’étaient sentis confortés par d’autres poids ou valeurs ? Racisme, fanatisme ou chauvinisme sont-ils des fantaisies idéologiques, comme on s’efforce de le prouver en se limitant à les réprimer, ou bien le refuge de gens effrayés et égarés qui ne se sentent en sécurité qu’en appartenant à un groupe qui les protège de l’autre, le différent, l’ennemi potentiel ? Que de grands malades se servent de cette peur pour se faire de la notoriété en labourant un terrain fertile à cultiver les graines de la haine. Cela ne doit pas nous éloigner du devoir de les discréditer en redonnant confiance aux autres. Entente aisée entre groupes nationaux différents ou intégration des immigrés dans une nouvelle société n’ont jamais réussi grâce à des slogans trompeurs et à des leçons de morale. Combien de guerres ont déchiré l’humanité parce qu’un empereur ou un chef de guerre voulait prouver son importance ou ne possédait pas assez de confiance pour dialoguer avec son égal ou son ennemi ? Et combien de dictateurs, s’étant emparés du pouvoir pour s’attribuer une importance suprême, auraient gagné l’amour des citoyens ou sauvé leur tête s’ils avaient retrouvé le courage de mettre les clefs sous la porte ? N’est-ce pas par manque de confiance en soi qu’on cherche le respect et l’estime des autres en courant après la notoriété à tout prix, n’hésitant pas pour cela à faire usage du mensonge, de la triche et de la mesquinerie ? Une nouvelle interrogation aussi grave que la précédente s’impose : sommes-nous alors gouvernés par les plus malades d’entre nous après que la démocratie a donné la chance à tout le monde de grimper les échelons ? Je crains que si. Et je crains que l’humanité soit perdue dans de mauvais diagnostics et que avarice, mensonge, vanité, arrivisme, fanatisme, méchanceté, agressivité et autres « vices » ne soient pas des maladies, mais des symptômes d’une seule et même maladie : le manque de confiance en soi ou « la peur ». Et que fierté, honneur, dignité, courage, patriotisme et autres « valeurs » ne soient pas des vertus mais des contre-réactions de confrontation à cette peur. Prétention ou folie de grandeurs ne sont autres que des contre-réactions de fuite à cette même peur. « Réussites » ou apparences de supériorité ne sont pas des traitements, mais des calmants qui ne tardent pas à perdre toute efficacité. Si cela est juste, l’humanité serait appelée à trouver une autre culture que la culture du meilleur afin de trouver une solution à sa maladie au lieu de la cacher. Quatre piliers me semblent nécessaires à soutenir notre future culture de délivrance, la culture de confiance. Ils émergeront, je crois, de nos réponses aux quatre questions suivantes : – Quel comportement avoir envers nos enfants afin de leur donner le plus de confiance possible en eux-mêmes ? – Comment rendre l’école un passage de fortification de cette confiance ? – Comment banaliser le jugement des autres sur nous tout en gardant notre motivation pour une vie meilleure ? – Quels ajustements faut-il apporter à la démocratie pour éloigner les plus malades d’entre nous ? Faut-il alors rêver du pouvoir des sages au lieu de celui des politiciens ? Jean KHOURY Ingénieur
L’histoire et la littérature nous apprennent que les sociétés humaines, en leur sein et entre elles, n’ont jamais cessé d’être confrontées, dans le fond, aux mêmes crises. Une approche logique nous conduit à chercher les causes de cette réapparition ou survie de ces difficultés et de leur universalité auprès de l’être humain, seul élément commun à ces...