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Fatiha Dazi-Héni, spécialiste des monarchies arabes du Golfe et chercheuse associée au CERI, dissèque les causes et les enjeux des différentes crises politiques qui secouent l’émirat

Les crises politiques se suivent et se ressemblent au Koweït. Pas une année ne passe sans que le gouvernement n’essuie au moins une demi-douzaine d’attaques de la part des députés, exigeant la démission d’un ministre, accusé de corruption, de mauvaise gestion ou d’entraves aux préceptes religieux. Cette année a ainsi débuté par un débat houleux de neuf heures au Parlement, il y a deux semaines, contre la ministre de l’Éducation. Nouriya al-Sebih, la seule femme du gouvernement, a toutefois survécu à une motion de censure initiée par des députés conservateurs qui l’accusaient de mauvaise gestion. Mme Sebih, la seconde femme ministre dans ce riche émirat pétrolier du Golfe, s’était attiré les foudres des députés islamistes en prêtant serment devant le Parlement en avril dernier sans porter le voile. La ministre koweïtienne de la Santé, Massouma al-Moubarak, n’a pas eu cette chance. L’année dernière, cette femme, qui était entrée dans l’histoire en devenant la première femme ministre de l’émirat, avait démissionné quand les députés islamistes avaient demandé qu’elle soit soumise à un interrogatoire. De manière générale, la liste des ministres démissionnaires est longue. Ainsi, en novembre 2007, le ministre du Pétrole, Bader Michari al-Houmaidhi, dans le collimateur des députés de l’opposition, a quitté son poste. Il avait été nommé ministre du Pétrole une semaine auparavant lors d’un remaniement ministériel destiné à éviter une confrontation avec le Parlement. M. Houmaidhi avait été transféré du ministère des Finances, qu’il avait dirigé pendant deux ans, à celui du Pétrole, afin de lui épargner une audition au Parlement. Cette audition avait été réclamée par un député islamiste et portait sur des affaires présumées de corruption. Parallèlement, des députés avaient également menacé de demander des comptes à d’autres ministres durant la nouvelle session parlementaire qui commençait fin octobre, envisageant ainsi de poursuivre la confrontation entre le gouvernement et le Parlement. Une confrontation qui a abouti l’année dernière à une dispute entre le chef du gouvernement et le président du Parlement. Dans une rare critique publique, le Premier ministre, cheikh Nasser Mohammad al-Ahmad al-Sabah, s’en était pris à Jassem al-Khorafi, l’accusant de s’ingérer dans ses affaires. Toujours en 2007, un mandat d’arrêt a été lancé contre l’ancien ministre du Pétrole et membre de la famille régnante, cheikh Ali al-Khalifa al-Sabah. Cheikh Ali a été poussé à la démission en juin après sa mise en cause par des députés de l’opposition. En 2006, l’émir du Koweït, cheikh Sabah al-Ahmad al-Sabah, avait par ailleurs dissous le gouvernement et décidé la tenue d’élections anticipées en juin de la même année pour mettre fin à la crise politique que traversait le pays. Le Koweït est donc dans un état de crise permanente en raison de la confrontation permanente entre les pouvoirs exécutif et législatif. Un conflit dû essentiellement à un manque de culture démocratique, caractérisé par l’absence de partis politiques, qui empêche le bon fonctionnement des institutions étatiques. Le Dr Fatiha Dazi-Héni*, spécialiste des monarchies arabes du Golfe et chercheuse associée au CERI, dissèque pour « L’Orient-Le Jour » les causes et les enjeux des différentes crises au Koweït. Q - Les ministres sont souvent accusés de corruption, de mauvaise gestion ou d’atteintes aux bonnes mœurs et entraves aux préceptes religieux. Pourquoi les attaques se concentrent-elles uniquement sur ces thèmes et ne comprennent-elles pas une remise en cause profonde du gouvernement ou de la classe dirigeante ? R – « Il est vrai que la situation politique koweïtienne se caractérise par une très mauvaise relation entre l’Exécutif et le Législatif. Les nombreuses crises politiques que cette jeune monarchie parlementaire a connues, alors même qu’elle recèle les institutions les plus démocratiques du Golfe mais aussi du Moyen-Orient, font que la vie démocratique koweïtienne est très décevante. Et ce car l’opposition fait preuve d’immaturité en focalisant ses récriminations sur des questions de personnes et non sur le fond pour réformer, notamment, en profondeur l’économie du pays. Ce sont effectivement essentiellement au travers de procès et invectives visant des individus que les parlementaires de l’opposition, qu’ils soient islamistes, d’obédience Frères musulmans, salafistes et parfois même islamistes chiites, ou encore des personnalités issus du courant libéral, et notamment le courant héritier de la pensée nationaliste arabe, attaquent l’Exécutif. Les débats houleux qui dominent les séances parlementaires tournent essentiellement autour de l’affairisme et de la corruption, qui malheureusement minent la vie politique de l’émirat, ou autour des rapports de force à l’avantage des parlementaires sunnites islamistes contre le courant libéral. Jamais depuis que l’émirat a renoué avec l’expérience parlementaire en octobre 1992, après sa libération par les forces de la coalition, un gouvernement koweïtien n’a pu aller jusqu’au bout de son mandat à cause de ministres forcés à la démission – qu’ils soient issus de la famille régnante ou non – du fait des incessantes menaces d’interpellation brandies par des groupes de députés. » Q - Considérez-vous que les crises politiques actuelles tournent autour d’un conflit entre différents clans et tribus ? Entre les islamistes et la famille régnante ? Entre sunnites et chiites ? R – « Non, je ne pense pas que l’on puisse considérer les crises politiques successives au Koweït comme étant caractéristiques d’une situation qui serait héritière des clivages claniques, tribaux ou confessionnels entre chiites et sunnites. Bien sûr, certains clivages existent, et notamment entre citadins “historiques”, à la culture urbaine très affirmée sans aucune distinction entre les sunnites et chiites urbains, et les “badu”, notamment ceux issus de la périphérie qui ont une culture bédouine très forte. Ce clivage est encore très fort au Koweït et il est souvent facteur de tension, lors des échéances électorales législatives tous les quatre ans, notamment avec la pratique interdite des “élections primaires” (“al-intikhabât al-far’iyya”) où les tribus s’entendent pour présélectionner un ou plusieurs candidats assurés d’emporter le scrutin dans lesdits districts. La pratique de l’achat des voix (“shirâ’ al-aswate”), qui était une pratique très répandue dans les districts tribaux, s’est même aujourd’hui généralisée aux districts urbains. Par ailleurs, la famille régnante, qui veillait à rester assez en retrait dans les campagnes électorales, s’est, depuis le scrutin de juillet 2003, illustrée par un fort entrisme dans le jeu politique entre candidats dits progouvernementaux, souvent issus des districts tribaux, et plus globalement pour semer la division entre les divers blocs politiques (quasi-partis politiques toujours interdits par la Constitution) afin d’affaiblir les blocs constitués en groupes parlementaires lors des séances de l’Assemblée. La famille régnante tient une place non négligeable dans le jeu qui consiste à diviser les parlementaires pour préserver toujours une petite majorité relative au Parlement, sachant que les 16 ministres du gouvernement s’ajoutent aux 50 députés élus pour voter les lois. Je ne pense pas que le peu de députés et ministres issus de la communauté chiite constituent un élément de crispation dans la vie politique koweïtienne, d’autant que beaucoup d’entre eux se présentent comme étant libéraux, indépendants et progouvernementaux. Même si certains affichent l’étiquette islamiste, ils se rallient souvent aux critiques et interpellations de députés dénonçant la corruption et rarement sur des sujets purement liés aux différences de traitement entre chiites et sunnites. » Q - Malgré le fait que les chiites soient partie intégrante de la construction étatique au Koweït, les islamistes tentent souvent de les discréditer. Pensez-vous qu’un conflit confessionnel pourrait avoir lieu ? R – « La famille régnante du Koweït est celle qui a su le mieux intégrer la population chiite comparativement aux autres dynasties des pays membres du Conseil de coopération du Golfe. Il est certain qu’avec la nouvelle donne politique en Irak, où la communauté chiite domine le pouvoir et la scène politique, le Koweït, voisin immédiat, a à cœur d’éviter les tensions entre chiites et sunnites. Il n’est pas nouveau de voir des chiites partager de hautes responsabilités dans le gouvernement ou dans la représentation parlementaire. Il est vrai que, représentant 30 % de la population koweïtienne, cette communauté reste sous- représentée. Mais au Koweït, c’est davantage en termes d’égalité des droits et de renforcement de l’identité nationale que le débat est posé, contrairement au royaume de Bahreïn, qui compte 70% de chiites mal intégrés qui considèrent la dynastie sunnite al-Khalifa comme illégitime, d’où une situation politique à haut risque. Et ce d’autant plus qu’à Bahreïn, la population chiite, très structurée politiquement, est sensible à l’instabilité régionale. La population chiite koweïtienne a, au contraire, toujours joui de l’appui politique de la famille régnante. La problématique des chiites du Koweït est très différente de celle, très complexe et source de conflit au Bahreïn voisin, car elle est socio-économiquement parfaitement intégrée. Même si la problématique du supposé “croissant chiite” constitue un facteur d’instabilité géopolitique dans cette région, la donne koweïtienne se distingue par son exemplarité. Seuls quelques éléments salafistes, utilisant le conflit irakien, parviennent parfois à polluer le débat sans toutefois aucune conséquence possible à grande échelle dans le pays. » Q - Selon le système électoral actuel, estimez-vous possible l’arrivée au pouvoir des islamistes ? R – « Les islamistes koweïtiens dominent largement la vie politique de l’émirat depuis plus de 30 ans. Ils sont associés à tous les niveaux des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Le courant des Frères musulmans, connu depuis l’après-libération du Koweït sous le nom de Mouvement constitutionnel islamique, est une référence idéologique majeure en péninsule arabique et a des relais en Jordanie. Sur le plan structurel, c’est l’un des mouvements islamistes le mieux organisés. Il se concentre davantage, depuis l’après-invasion du pays, sur les plans local et régional, et a visiblement abandonné ses prétentions transnationales. Les islamistes marocains, jordaniens ou saoudiens, notamment issus de la “Sahwa islamiyya”, se réfèrent pour l’essentiel aux cadres de ce mouvement islamiste d’essence koweïtienne qui ont des liens forts avec le royaume saoudien. Les Frères musulmans koweïtiens ont bénéficié d’un appui politique et financier très conséquent de la part de la famille régnante, et notamment de cheikh Saad, ancien prince héritier et émir déchu pour cause d’incapacité par le Parlement en janvier 2006 suite au décès de l’émir Jaber al-Ahmad al-Sabah dans les années 70. Les libéraux, et notamment le mouvement progressiste nationaliste arabe, subissaient pendant ce temps une forte censure. Les Frères musulmans ont acquis une telle puissance dans l’émirat, notamment dans les zones et districts périphériques bédouins pourtant traditionnellement acquis et soumis à la famille régnante, que cette dernière a dû changer de stratégie, notamment après les événements du 11 septembre, pour rééquilibrer les rapports de force. C’est pourquoi les scrutins de 2003 et 2006 ont vu un interventionnisme inédit de la part de la famille princière pour diviser le mouvement islamiste. Pour ce faire, la famille régnante a joué sur l’apparition de groupes sunnites qui se sont radicalisés du fait des événements régionaux : chaos irakien, montée en puissance des clivages sunnites/chiites dans la région et rejet de la politique américaine au Moyen-Orient. La famille régnante est jusque-là toujours parvenue à contrôler les équilibres du pouvoir entre les diverses mouvances dans le pays car le système électoral le lui permet. Toutefois, il est vrai que l’influence sur la société et l’excellente organisation du mouvement islamiste des Frères musulmans koweïtiens obligent davantage la famille régnante à composer avec cette mouvance plutôt qu’à s’y confronter. » Q - Bien que la situation politique au Koweït soit souvent instable, le pays semble éviter les violences qui secouent d’autres pays de la région. Peut-on donc considérer l’expérience koweïtienne comme positive ? R - « La famille régnante des al-Sabah jouit d’une légitimité politique forte auprès des citoyens. Même si la déception des Koweïtiens est vive du fait de la faiblesse de cet Exécutif dont on attendait tant, l’émir Sabah al-Ahmad a non seulement été plébiscité lors du vote du Parlement en janvier 2006, lorsque cheikh Saad a été contraint d’abdiquer pour incapacité au profit de cheikh Sabah al-Ahmad, mais ce dernier était en outre considéré comme le monarque réformateur avec lequel le changement devait s’opérer. La déception et le dépit des Koweïtiens se traduisent par un désenchantement vis-à-vis du fonctionnement des institutions. Beaucoup en viennent même à se poser des questions sur les vertus de cette démocratie koweïtienne qui, certes, a accordé en 2006 le droit de vote à des femmes déjà très structurées via le tissu associatif, mais n’a pas permis le développement attendu du pays via l’application de réformes inévitables. Cette situation conduit aujourd’hui le Koweït, pourtant si fier de son système démocratique, à être le pays le moins avancé sur le plan des privatisations et de la nationalisation des emplois. Le problème central du Koweït, c’est que les instances démocratiques, imparfaites mais néanmoins plus accomplies que les monarchies voisines, n’ont pas du tout favorisé un développement et une évolution socio-économique à la mesure de ses voisins des Émirats arabes unis ou du Qatar, alors même que le Koweït se situe à un niveau de richesse comparable, voire supérieur. De même, la société civile semble de plus en plus distante et critique à l’égard du Parlement et de la dynastie régnante, tous deux jugés responsables de l’immobilisme qui prédomine. Ce n’est pas tant le modèle démocratique koweïtien, mais les pratiques de confrontation systématique entre les instances exécutive et législative du pays qui se sont révélées être un échec de la jeune expérience démocratique non aboutie du Koweït. C’est néanmoins ce manque de résultat tangible de l’expérience parlementaire ainsi que la vie politique très agitée de l’émirat qui rendent également impopulaire le modèle démocratique koweïtien auprès des sociétés et des régimes dans la région. Le dynamisme très spécifique de la vie politique locale koweïtienne, où l’Exécutif et le Législatif s’apostrophent en toute égalité, tranche avec la relation très pyramidale et autoritaire que les autres dynasties entretiennent avec leur Conseil consultatif ou leurs Parlements nommés ou élus. Ceux-ci sont dotés de tels garde-fou que même si des débats ont cours, ils restent convenus et consensuels. Cette différence explique en grande partie les limites du modèle démocratique koweïtien, qui a beaucoup plus de mal à faire des émules que celui de Bahreïn, pourtant beaucoup moins ouvert du fait du contrôle de la Chambre nommée sur la Chambre élue, ce qui ne laisse ainsi aucune prise à des crises politiques et institutionnelles à répétition. » Q - La démocratie koweïtienne est assez jeune. Pensez-vous qu’elle évoluera avec le temps ? R – « Oui, car tout au long du processus de démocratisation, la classe politique koweïtienne et la société civile très dynamique n’ont cessé de se battre pour avancer. C’est chose faite avec le droit de vote des femmes, acquis après plus de 40 ans de dure bataille. Le redécoupage électoral avec 5 circonscriptions aujourd’hui contre 25 lors du dernier scrutin anticipé de 2006, qui avait été la cause de la troisième dissolution de l’Assemblée par l’émir depuis l’établissement de la vie parlementaire en 1963, en est une autre illustration. Les autres réformes attendues avant le scrutin de 2010 devraient consister en l’abaissement de l’âge de la majorité à 18 ans au lieu de 21 ans, à envisager le découpage électoral à une seule circonscription pour éviter les tricheries électorales, voire à imposer un quota de 10 à 15 sièges réservés à des femmes, ce qui aurait le mérite de provoquer un bouleversement pour le renouvellement des pratiques politiques et le renouvellement radical du Parlement. D’autre part, la légalisation constitutionnelle des partis politiques aurait le mérite de rééquilibrer les rapports de force entre les courants islamistes et les diverses tendances libérales et progressistes. La marge de progression pour améliorer le processus de démocratisation reste importante et peut permettre à l’émirat de rebondir sur de nouvelles bases plus constructives et dynamiques. » * Fatiha Dazi-Héni est notamment l’auteure de « Monarchies et sociétés d’Arabie : le temps des confrontations », Paris, Presses de Sciences Po, 2006. La démocratie au Koweït menacée par la confrontation entre l’Exécutif et le Législatif Propos recueillis par Antoine AJOURY
Les crises politiques se suivent et se ressemblent au Koweït. Pas une année ne passe sans que le gouvernement n’essuie au moins une demi-douzaine d’attaques de la part des députés, exigeant la démission d’un ministre, accusé de corruption, de mauvaise gestion ou d’entraves aux préceptes religieux. Cette année a ainsi débuté par un débat houleux de neuf heures au...