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Actualités - OPINION

De l’État central à l’État de convenance Amine ISSA

Maintenant que le patriarche a désigné une liste de candidats, le dernier rempart au fédéralisme des communautés libanaises est tombé. Nous passons d’un État central formé de communautés se partageant le pouvoir à des communautés formant un État de convenance. Je ne prétends pas que le communautarisme n’a pas de tout temps miné la cohésion nationale, mais si le pacte de 1943 et sa mutation à Taëf n’y ont pas mis un terme, du moins tel était leur intention : tenter de fonder un État citoyen. Pour en mesurer la portée, il faut avoir à l’esprit ce qui précéda l’indépendance et l’accord de Taëf. Pour l’histoire, le communautarisme est inscrit dans l’islam. Il est vrai que le prophète Mohammad, qui, fuyant ses persécuteurs polythéistes à La Mecque, se réfugiant à Médine, instaura la « Charte de Médine » par laquelle il voulait faire vivre en bonne entente les juifs et les musulmans (les Ansars, les musulmans de Médine et les Mouhajérine, ses compagnons d’infortune qui l’avaient suivi dans son exil). Les mêmes droits et devoirs devaient être partagés par les deux communautés sans distinction. Cette prétention se délita rapidement à cause de conflits avec les juifs. Depuis, quoique formant une oumma transnationale, les musulmans se considèrent comme une communauté distincte des autres qui, lorsqu’elle se trouve en présence de non-musulmans, doit les dominer ou, si ce n’est pas possible, marquer très visiblement sa différence. Le monisme en islam, la confusion des ordres temporel et divin, accentuera l’appartenance à une communauté plus que la participation à l’élaboration d’un contrat entre des citoyens anonymes et un État sans identité religieuse. La gestion des communautés non musulmanes en terre d’islam connut sous l’Empire ottoman son institutionnalisation la plus poussée sous le régime des « millets » (Millah) qui, au Liban, se traduisit, entre autres, par les deux régimes du caïmacamat et de la moutassarifiya au XIXe siècle. Ainsi, les communautés non musulmanes géraient elles-mêmes leurs conflits internes, qu’ils soient d’ordre politique, juridique ou personnel, sans intervention des autorités califales, sauf quand un contentieux concernait un musulman ou si l’ordre public se trouvait troublé. De là, on peut dire que le communautarisme musulman induit nécessairement celui des chrétiens, mais il n’en est pas la seule cause. Les chrétiens d’Orient, avant même l’apparition de l’islam, s’étaient déjà divisés en sectes qui s’opposaient violemment. En 330, Constantin inaugurait la nouvelle capitale de l’Empire romain d’Orient, consacrant le partage de l’Empire romain chrétien en deux pôles, partage qui recoupera le schisme entre catholiques et orthodoxes en 1054. Le concile de Nicée en 325 et celui de Constantinople en 381 furent convoqués pour contrecarrer l’arianisme. Il y eut ensuite le concile d’Éphèse en 431 qui condamna le nestorianisme, le concile de Chalcédoine en 451 proscrivit le monophysisme et celui de 681 à Constantinople, tenu contre le monothéisme. L’apparition de l’islam ne mit pas un terme à ces querelles ; j’en veux pour preuve, à l’arrivée, le nombre de confessions chrétiennes aujourd’hui présentes en Orient. Tout ce qui précède souligne l’importante évolution que représente le pacte de 1943. Dans les années 60 et 70, le soutien à la cause palestinienne et le rôle des syndicats et des partis laïcs de gauche venaient, après l’expérience du chéhabisme, démontrer qu’il était possible de s’exprimer politiquement en dehors de sa communauté. L’espoir fut de courte durée, le pacte de 1943 atteint son seuil d’incompétence et la guerre civile ravagea le Liban de 1975 à 1990. Un autre pacte, l’accord de Taëf, mit un terme à la partition de jure du Liban sur une base communautaire. Aujourd’hui, cet accord montre ses limites, soit à cause d’un vice congénital, soit à cause de sa mauvaise application, que l’on peut attribuer au mandat syrien et au laisser-faire des Libanais. O ce qui semble se dessiner pour l’avenir du système politique au Liban est une remise en question des acquis de l’État citoyen. La décision du patriarche de désigner une liste de candidats serait le dernier acte d’une tragédie commencée il y a bientôt deux ans, quand Nabih Berry fut réélu à la tête de la Chambre. Il le fut parce que sa communauté le voulait et non pas parce qu’une coalition de partis politiques, emportant la majorité des sièges, désignait le meilleur chiite issu de ses rangs. Fouad Siniora fut désigné par la majorité parlementaire, non pas parce qu’il était le meilleur sunnite, mais pour son affiliation sans réserve à la famille Hariri qui monopolise la représentation de cette communauté. Le gouvernement, en ne nommant pas des remplaçants des ministres chiites démissionnaires, une fois entendu qu’ils ne reviendraient pas sur leur démission, consacrait la mainmise d’un parti communautaire sur le choix de ses représentants au sein du cabinet. Maintenant que le tour des chrétiens est arrivé, leurs divisions sont l’aiguillon qui les porte à s’en remettre à leur plus haute autorité morale pour désigner leur principal représentant au sein du triumvirat qui dirige la IIe République. Même Michel Aoun, qui s’oppose à cette cooptation, maintiendrait-il sa position si le patriarche l’adoubait ? Ce mode de désignation au sommet de l’État est l’expression d’une réalité sociale qui s’exprime à divers degrés et sous différentes formes dans chaque communauté. Elle est le plus visible chez les chiites, le Hezbollah quadrillant la communauté à tous les étages. La santé, l’éducation, l’habitat, la sécurité relèvent tous d’institutions qui lui sont propres. Même le combat contre Israël est, entre autres, un prétexte pour accroître sa liberté de manœuvre dans l’encadrement de la communauté. Chez les sunnites, la fondation Hariri n’est pas en reste. Walid Joumblatt, en féodal accompli, ne laisse que des miettes à un autre prince sans territoire. Les chrétiens sont affublés d’une chefferie nombreuse, répartie entre des féodaux de diverses importances et des dirigeants autoritaires. Pour terminer, je relèverai cette apparenté entre les Forces libanaises et le Hezbollah sur la décentralisation poussée. Si le parti de Samir Geagea s’en est réclamé à plus d’une occasion, Ali Fayad, délégué du Hezbollah aux réunions en Suisse des représentants des diverses forces politiques, en a fait de même (1). Or, dans un pays constitué comme l’est le Liban, on devine sans effort ce que cette décentralisation cache. Mais pourquoi s’opposer à cette trajectoire et pourquoi le fédéralisme des communautés ne nous réussirait-il pas ? D’abord parce qu’il se fait dans le mensonge et la précipitation. À part les allusions sur la décentralisation que je viens de citer, tous les partis prenant part au dépeçage de l’État central jurent par leurs grands dieux qu’il n’en est rien. Or, comme quand les chantres de l’union nationale, obviant les problèmes qui l’a viciée, nous ont menés à la guerre civile, une fédération avançant masquée ne peut qu’échouer. Ensuite, les prémices que prend cette fédération se manifestent par la désignation d’un président dit consensuel. Cela signifie, dans l’état d’esprit des protagonistes, un président tellement neutre qu’il ne sera porteur d’aucun projet politique et qu’il ne bénéficiera d’aucune autorité. Maurice Gemayel disait déjà à propos de l’émirat libanais, premier essai d’un État multiconfessionnel : « Décapiter la nation de son chef posera l’épineux problème de la succession avec toutes les dissensions corrélatives ; et par là, affaiblir le pays et y donner libre cours aux troubles, intrigues et autres activités pernicieuses. » Ce que « décapiter la nation de son chef » signifiait autrefois dans l’émirat correspond aujourd’hui à la faible autorité du chef de l’État. Maurice Gemayel poursuit, deux pages plus loin : « En définitive, la nation est ravalée au rang d’un composé disparate de confessions antagonistes et méfiantes, dénuées de tout esprit civique. On apprend aux Libanais à se nier au lieu de se retrouver. » (2) Cette fédération qui ne s’avoue pas se fait dans la peur. La peur diffuse de « l’autre », la peur de perdre des positions durement acquises, la peur de devoir renier sa personnalité. Or cela nous mènera à la fin du citoyen libre, de ses choix et à la disparition de son identité individuelle, si menue soit-elle à ce jour, au bénéfice d’une fusion dans le moule identitaire communautaire qui ne reconnaît pas les individus, mais l’ensemble qui les compose, devenue personnalité morale. Ce nivelage des individualités les rend plus vulnérables et plus attentives à leurs instincts qu’à la raison, plus attentives à la dimension métaphysique de leur appartenance communautaire, d’où la sacralisation de celle-ci et, en définitive, de ses chefs, expression la plus crue du totalitarisme. Edmond Rabbath écrivait à ce sujet : « L’interaction entre les individus ne s’accomplissant qu’à travers le grillage des communautés, c’est leur esprit public et leur comportement politique qui s’en trouvent ainsi affectés. » (3). Plus aucune revendication, sociale, économique, culturelle ou écologique n’aura cours, seules les questions d’identité et de sécurité préoccuperont nos futurs roitelets. Oui mais, dira-t-on, l’intervention des puissances régionales et internationales ne nous laisse pas d’autre choix. Une fois pour toutes, ces interventions ne prendraient une telle ampleur que si, volontairement ou pas, par nos dissensions, nous ne leur facilitions pas la tâche. L’on dira également que le temps qui nous sépare de l’échéance électorale ne permet plus une autre approche. Cela est un canular. Nous ne sommes plus à une contorsion près avec la Constitution. Que l’échéance présidentielle soit reportée le temps qu’il faudra aux protagonistes pour qu’ils acceptent de dialoguer d’abord, pour qu’ils débattent de la IIIe République ensuite. Et s’ils décidaient de fédérer les communautés, que cela se fasse ouvertement, d’un commun accord, pour que nul plus tard ne prétende qu’il ne savait pas. Amine ISSA Agriculteur (1) An-Nahar, 25 juillet 2007. (2) Maurice Gemayel. Le pari libanais. Page 45 et 47. Édition Dar an-Nahar. (3) Edmond Rabbath. La formation historique du Liban politique et constitutionnelle. Page 139. Publications de l’Université libanaise. Article paru le mardi 27 novembre 2007
Maintenant que le patriarche a désigné une liste de candidats, le dernier rempart au fédéralisme des communautés libanaises est tombé. Nous passons d’un État central formé de communautés se partageant le pouvoir à des communautés formant un État de convenance. Je ne prétends pas que le communautarisme n’a pas de tout temps miné la cohésion nationale, mais si le pacte...