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Actualités - OPINION

Tribune Le devenir cruel des mots Carmen BOUSTANI

Écrire l’amour dans son ordre/désordre…Écrire aussi la cruauté dans son atrocité avec des mots qui portent en eux la brutalité d’une époque. Écrire avec des mots qui fouillent l’être dans sa radicalité, sa singularité et son étrangeté (l’un-heimlich freudien), des mots qui émanent de nous et qui nous sont pourtant étrangers. Des mots tropismes qui remontent des couches souterraines et qui se rapportent aux origines. Écrire le refoulé tenu secret et qu’une excitation externe montre au grand jour mettant l’être parlant ou écrivant à découvert. Écrire avec des mots cruels qui servent à décrire l’amour de la souffrance …la souffrance de l’autre dans son écriture du réel. Écrire avec des mots cruels qui sont au cœur de l’humain/inhumain destiné à éliminer, remplacer. Dans le texte, l’apostrophe élide le e muet et le remplace. Dans la vie, le fils tue le père et l’hérite, le chef élimine son supérieur et lui succède. Cette grave cruauté existe dans le jeu des mots, mais des humains aussi. Les petits enfants coupent les pattes de la grenouille pour l’empêcher de sauter, arrachent les ailes d’un papillon pour l’empêcher de voler et s’émerveillent. Les grands enfants torturent leurs semblables, les tuent et jouissent du sang des morceaux de chair. Breughel a bien traduit la cruauté dans son tableau Jeux d’enfants où les expressions de la douleur sont ancrées dans les mimiques. La cruauté foisonne à travers le ludique. On joue à la guerre. On joue à la mort. La cruauté originaire ignore la pitié. Elle est sous l’emprise du pouvoir…Le pouvoir de tuer, de sacrifier, d’éliminer. Dans l’Antiquité, Caligula prenait plaisir à regarder une femme vivante mangée par des chiens pour satisfaire sa pulsion scopique…De nos jours, les médias nous ramènent tous les soirs sur nos petits écrans l’image de l’horreur pour satisfaire cette même pulsion et la transmettre à des spectateurs déjà saturés. De quoi ? De l’innommable dont les humains ont le secret. Dans leur devenir cruel, les mots creusent les problèmes de notre époque, de notre histoire, la grande et la petite, celle du monde et celle du roman personnel. Les mots énoncent ce qui se dit à travers le rêve, les hallucinations, le trouble de la rencontre de l’autre devenu l’ennemi recherché pour être sacrifié dans ou hors du temps ou plutôt dans l’immédiateté du présent donnant à voir le cruel en nous et hors de nous. Les mots expriment ce qui terrifie et ce que nous voulons fuir. Celui qui lit le visible dans les mots n’a rien lu. En se laissant prendre, emporté par les mots, on s’aperçoit vite qu’ils creusent au plus profond de l’être son rapport au monde jusqu’au réel indicible se transmettant dans les paroles, les dialogues, les actes. « On peut être autre que celui qu’on a cru être, jamais d’une seule pièce, ni bon ni mauvais, humain », dira Leslie Kaplan dans Le silence du diable. Or, que signifie humain quand la passion de tuer défait les certitudes, lève les censures, brave les lois ? Que le désir de détruire se déchaîne, tel le désir du meurtre inscrit dans l’humain, repérable dans l’envie de tuer. Une fois que ce désir passe à l’acte, l’être humain « un peu libre » passe de l’autre côté du miroir. Il touche aux frontières de deux genres oscillant entre l’humain et le bestial. Un être hybride à moitié bête, à moitié homme. Tel Jackie du Silence du diable qui se métamorphose en peau visqueuse, verte, à écailles, lorsqu’une grenouille le frôle. Tel Gregor Sansa dans La métamorphose de Kafka qui se transforme à son tour, après un long sommeil agité, en un énorme insecte. La métamorphose vers le non-humain est-elle à la base de la cruauté dans l’humain ? Est-elle à l’origine de la disponibilité gratuite au crime ? Si nous revenons à Totem et tabou, nous sommes surpris de constater avec Freud que l’homme des premiers temps était plus cruel que les autres animaux. Il aimait le meurtre « avec une sorte d’évidence ». Donc cette atrocité incombe à l’humain, à l’humain/ inhumain en nous. Les hommes sont cruels et les mots aussi. Cette cruauté est du côté du pouvoir, du côté du masculin. Elle provient d’une défaillance dans le phallique qui n’a rien à voir avec la psychose, mais qui résulte d’une faille prenant son origine dans le rapport libidinal masculin/féminin. Elle est l’épreuve du vide suprême qui côtoie l’être et qui est destinée à augmenter sa force. Cette recherche du vide se traduit dans le mouvement d’une époque habitée par l’idée de crime. On tue sans nécessité, l’important est de vivre avec « un assassin devenu sa propre personne » ou de s’exprimer avec des mots qui sondent l’abîme en soi. Des mots tranchants qui « assassinent tout seuls », selon Kaplan. Des mots qui ont perdu leur abstraction, des mots qui se matérialisent comme s’ils venaient du dehors tout en étant rattachés à la personne qui les prononce. Il s’agit d’assumer la part de cruauté qui triture les mots, les transformant en mots qui tuent. On n’est plus dans l’écrit, mais dans la matière – ça parle, ça écrit –, des mots qui revendiquent leur origine pulsionnelle, et qui assomment bien loin du plaisir du texte et du plaisir de vivre.
Écrire l’amour dans son ordre/désordre…Écrire aussi la cruauté dans son atrocité avec des mots qui portent en eux la brutalité d’une époque.
Écrire avec des mots qui fouillent l’être dans sa radicalité, sa singularité et son étrangeté (l’un-heimlich freudien), des mots qui émanent de nous et qui nous sont pourtant étrangers. Des mots tropismes qui remontent des couches...