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Actualités - OPINION

Sommes-nous un peuple libre ou dominé ?

« Le besoin de s’insérer dans un édifice construit d’après la charpente d’une doctrine, plutôt que de flotter dans une société sans cesse bousculée par la fièvre de la réalisation. » Jean-François Revel, « La Tentation totalitaire » Depuis la levée physique de l’hypothèque syrienne et la fin de l’occupation israélienne, les Libanais se sont exprimés dans les urnes, dans la rue, avec un appétit et à un rythme inconnu de l’histoire de la jeune république. Les thèmes de la campagne législative et des élections professionnelles (syndicats, comités d’étudiants universitaires, etc.), les slogans des manifestations monstres laissaient croire à une révolte contre un système établi à bout de souffle. La tutelle de la Syrie (dont les méfaits furent même reconnus par ses alliés), le confessionnalisme, la corruption, le féodalisme politique, les lacunes de l’identité et la citoyenneté furent unanimement dénoncés dans l’élan d’une contestation pacifique. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le débat politique est englué dans une rhétorique vide de sens ; les institutions sont bloquées ; l’économie sombre ; l’émigration a repris son envol ; Israël a dévasté le Liban en juillet 2006 ; les dirigeants politiques sont des morts en sursis ; les attentats à la bombe terrorisent la population et on assassine même les enfants ! Et pourtant, ce ne sont là que les effets d’une débâcle annoncée, que notre manie de l’euphémisme et de la dissimulation occulta sous les effets de manches de notre prétendue révolte. Au premier acte citoyen auquel on fut appelé à participer, les élections législatives, à quelques exceptions près, nous mandatâmes, la main sur le cœur, la même classe politique qui nous gouverne depuis trente ans. On ne peut, en aucune façon, considérer que Samir Geagea et Michel Aoun, frappés d’ostracisme pendant la tutelle syrienne, comme de farouches vierges du personnel politique, au vu de leurs parcours précédent. Sleimane Frangié, Talal Arslane, et d’autres malchanceux, perdirent leurs sièges au Parlement, mais pas leurs partisans, à cause de nouvelles alliances que les parrains syriens de la loi électorale n’avaient pas prévues. Les victimes du raz-de-marée « orange » confirmaient la persévérance de l’allégeance à la météorite aouniste qui était apparue dix-sept ans auparavant, malgré toutes les compromissions électorales que le général commit pour assurer sa victoire. Quant aux autres partis et mouvements, le Futur, Amal et le Hezbollah, ils offrirent même d’élargir leurs groupes parlementaires, au détriment de seconds couteaux adoubés auparavant par le régime syrien, sensible aux sirènes financières de ces prétendants à l’olympe législative. Comment expliquer cette propension à faire notre propre malheur ? Il est difficile de départager les responsabilités entre nos dirigeants et nous-mêmes tant les attitudes des deux parties se nourrissent l’une de l’autre. C’est pourtant ce que je vais tenter de faire, pour mieux cerner les mécanismes qui commandent les agissements de ces deux parties. Je commencerai par l’attitude des dirigeants ; je ne traiterai pas des méthodes classiques de domination, mais de celles, insidieuses ou même inconscientes, tant la dérive autoritaire est inévitable quand il n’existe pas de puissants contre pouvoir et un fort habitus démocratique. 1 – La manipulation de la peur, quelle qu’en soit l’origine, désamorce toutes les velléités de contestation de l’autorité. Je citerai la peur des Israéliens, des Syriens, du chrétien, du musulman, qui émaille les discours officiels. À ce sujet, Zbigniew Brzezinski (1) détaille la technique adoptée par le gouvernement américain. Sous prétexte de « guerre contre la terreur », et malgré les mensonges avérés de la Maison-Blanche sur l’implication du régime de Saddam Hussein dans les attaques du 11-Septembre, l’Administration Bush a mobilisé derrière elle, pour envahir l’Irak, une population américaine tétanisée par la peur de nouvelles attaques sur le sol des États-Unis. 2 – L’invocation du droit à la différence, dans une société multiconfessionnelle, peut avoir des effets pervers. Ainsi, quand celle-ci, la différence, est élevée à un rang quasi divin, elle entraîne « le droit à l’oppression » (2) de la part de ses garants qui, sous prétexte de la défendre, demandent à leurs administrés un blanc-seing. 3 – Les gardiens de la moralité religieuse et des traditions séculières mettent en garde contre le danger des déviances et veulent les éradiquer. Je pense ici aux hommes de religion et aux politiciens « vertueux ». Drapés dans leur probité, ils usent de ce levier pour diffamer toute contestation. Leur sévérité cache leur absolutisme, qu’on finit par accepter, craignant de passer pour des séditieux. Ces procédés de domination, aussi efficaces soient-ils, ne pourraient fonctionner sans un répondant de la part de ceux qui la subissent. Je tenterai d’expliquer comment nous les Libanais leur facilitons la tâche. 1 – Je débuterai par le déficit de démocratie, système que nous prétendons appliquer. Les élections, quand elles sont gagnées par un camp politique, représentent pour le camp adversaire une défaite et en même temps une victoire. François Bourricaud explique qu’une législature perdue pour le parti au pouvoir confirme la réalité de l’alternance et est également le succès d’un système auquel les deux camps et particulièrement l’équipe sortante, adhère : « Force nous est de définir la démocratie, comme le régime où la majorité fait la loi, et où la minorité reconnaît dans cette loi l’expression même de sa propre volonté. » (3) Ce constat ne contredit pas la démocratie consensuelle, dont le champ de compétence est les grandes orientations politiques, économiques et sociales. La gestion de l’État devant être dévolue à un parti ou une coalition qui remporterait le suffrage des électeurs. Impliqué, le consensus dans toutes les décisions ne peut déboucher que sur une cour des miracles. Or au Liban, chaque citoyen dont le représentant ne siège pas au gouvernement, se considère exclu du système et se replie sur son camp, auquel il prête allégeance au détriment de celle qu’il doit à la nation. La crise que nous traversons actuellement en est la parfaite illustration. L’opposition, soutenue aveuglément par ses partisans, dénie au gouvernement toute légitimité. L’actuelle équipe se comporta de la même façon quand elle fut exclue du dernier cabinet présidé par Omar Karamé. Elle le considéra illégitime, parce que imposé par la tutelle syrienne. Cette même tutelle lui permit (la coalition au pouvoir aujourd’hui) de gouverner le Liban depuis 1992, sans qu’elle ne s’en offusque ! 2 – Quand nos leaders s’adressent à leurs partisans, ils définissent des objectifs (souveraineté, liberté, libération) et les moyens de les atteindre (lever de la tutelle étrangère, mise au pas des services sécuritaires, résistance armée). Or, l’adhésion aux objectifs, dans un moment d’euphorie contagieuse que l’on partage avec des milliers d’autres personnes, dans une ambiance festive et conviviale, à l’écoute d’un tribun aux verbe simple et physiquement proche, donne la fausse impression de participer aux prises de décision. Et, au moment où l’exaltation retombe, les propos du tribun sont intériorisés comme des croyances que le doute ne peut entamer, ni la critique scientifique tamisée. 3 – L’irrespect que nous portons aux biens publics (dégradation des panneaux de signalisation, déchets dans les rues…), aux lois (fraude fiscale…) et règlements (code de la route…) ne peut être uniquement imputable à la défiance que nous inspire l’État. Quand nous sommes incapables de reconnaître l’intérêt d’une loi indifférenciée, c’est-à-dire sans visage, c’est que nous n’admettons que la sujétion à un chef. C’est une démission du champ politique participatif. Quand nous votons ou manifestons, nous obéissons à ce chef dont on cherche la domination, plus que nous n’exprimons un choix libre. 4 – Pour Locke, repris par Pierre Ansart (4), les valeurs suprêmes sont la résistance contre le despote et le travail qui nous permet de jouir pleinement d’un bien acquis par l’effort. Or au Liban, le travail est dénigré. J’en ai pour preuve la chasse effrénée, aux titres académiques (docteur, professeur) indépendamment des aptitudes de celui qui les porte, et aux titres (khawaja, cheikh, bey, sayyed) fussent-ils héréditaires ou financiers. L’avis de ceux qui les portent, auréolés de leurs dignités, sont pour ceux qui les écoutent, paroles d’Évangile (ou de Coran) et confirment la domination que nous leur concédons les mains jointes. Sanctionner un homme politique (et pas simplement remplacer un despote par un autre) est le premier signe d’une société libre. Le reste n’est que vaines gesticulations. Amine ISSA Agriculteur (1) Terrorized by « War on Terror », Zbigniew Brzezinski, « Washington Post ». 23/03/07. (2) « Cultures et droits de l’homme », Sélim Abou, page 35. (3) « Esquisse d’une théorie de l’autorité » François Bourricaud, page 239. (4) « Idéologies, conflits et pouvoir » Pierre Ansart, pages 191, 192.
« Le besoin de s’insérer dans un édifice construit d’après la charpente d’une doctrine,
plutôt que de flotter dans une société sans cesse bousculée par la fièvre de la réalisation. »
Jean-François Revel, « La Tentation totalitaire »

Depuis la levée physique de l’hypothèque syrienne et la fin de l’occupation israélienne, les Libanais se sont exprimés...