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Actualités - OPINION

Impression Transports en commun Fifi ABOU DIB

Ça fait drôle de vivre dans un pays sans trains. Sans trains, mais avec des rails qui émergent parfois de l’asphalte, stigmates métalliques d’un passé qui n’est plus. Le mot « gare » lui-même n’a pas disparu de la topologie. On parle encore de « Bhamdoun-gare », de la gare de Furn el-Chebback, de celle de la Quarantaine, de la gare de Jounieh. Simples indications de lieux, ces mots ne disent plus rien de l’activité ferroviaire qui régna ici, quelque part dans le temps. Je peux pourtant affirmer qu’il y eut un train dans ma vie, au moins jusqu’à l’âge de six ou sept ans. Tous les soirs, à peine le bleu du ciel virait-il indigo, j’attendais le sifflement amical qui n’a jamais manqué un rendez-vous. Je pouvais alors fermer les yeux, et partir où la chenille voulait bien m’emporter. À ma grande déception, quelqu’un m’a dit que ces trains ne transportaient que du bétail. J’ai pu le constater un jour, chez la tante Victoria à Fidar, quand un grand tumulte à l’arrière de la villa annonça l’arrivée de la bête. J’ai couru voir, de mes yeux voir, le tortillard poussif qui m’avait tant fait rêver. Les vaches entassées dans les wagons découverts m’ont regardé passer et puis elles m’ont dépassée. J’ai ruminé mon désarroi avec ma tartine. Cette nuit-là, j’ai quitté mon train en marche, juste avant l’abattoir. Plus tard, j’ai connu la promiscuité des taxis-service où l’on s’offre des mandarines, où des vieillards scabreux glissent leurs mains sous les fesses des filles. Le conducteur frotte des allumettes pour fumer. Ça sent le souffre, le tabac froid et le fruit pourri. Sous le rétroviseur pendent des chapelets et une vieille chaussure d’enfant. Sur le tableau de bord, la Vierge et tous les saints forment leur ronde protectrice. À l’arrière, sur le renflement du coffre, deux grands yeux bleus percés d’une flèche somment les envieux de regarder ailleurs. Avec ça, pas besoin d’assurance. Les passagers se serrent pour faire de la place aux retardataires. Il en faut six pour faire le plein. Quatre derrière, deux devant. Quelques minutes pour briser la glace, et chacun y va de sa complainte, toujours sur le sort du pays. Ça crée des liens. Le lamento est fédérateur, en Mercedes 190. C’est le seul thème qui ne fâche personne. En cours de route, on a toujours un élan d’amour pour ceux qui descendent avant les autres. D’abord parce qu’ils laissent de la place aux jambes engourdies. Et puis, ils ont tellement raconté leur vie que ça fait quelque chose de manquer la suite. Enfin, il y a les bus. Même ambiance que dans les services, mais on y est plus nombreux. À la longue, les usagers des bus forment une communauté. Un jour comme hier, la guerre du Liban a commencé à bord d’un vieux De soto qui n’est jamais arrivé. Sans le savoir, nous y étions tous embarqués. Mandarine ?
Ça fait drôle de vivre dans un pays sans trains. Sans trains, mais avec des rails qui émergent parfois de l’asphalte, stigmates métalliques d’un passé qui n’est plus. Le mot « gare » lui-même n’a pas disparu de la topologie. On parle encore de « Bhamdoun-gare », de la gare de Furn el-Chebback, de celle de la Quarantaine, de la gare de Jounieh. Simples indications de...