EFFEUILLAGE Témoin

Je suis le témoin privilégié des séparations et des retrouvailles, des départs impatients et des retours fatigués, des rires et des larmes, des nouvelles vies et des exils. Je ne suis qu’un lieu de passage, un moyen et non une fin, mais je suis très fréquenté et pratiquement incontournable. J’accueille les hommes mais ne m’attache pas à eux; je sais qu’ils ne viennent que pour repartir. Bien sûr, il y a ceux qui viennent souvent. Mr. Smith, par exemple. Riche et influent, il voyage souvent et a toujours une place réservée dans un salon VIP. Il est amateur de bons cigares qu’il fume, suivant un rituel bien précis, en savourant sensuellement chaque petite bouffée. Le voici qui sourit avec son air de bon papa à une très belle jeune fille. Je devine qu’autrefois, il a dû être un grand séducteur. Le plus souvent, ces demoiselles hochent la tête en esquissant un sourire timide, mais pas celle-ci. Elle ne l’a même pas vu… Elle ne voit que son propre chagrin; elle ne pense qu’à l’homme qu’elle aime et qu’elle vient de quitter. Ses yeux se remplissent de larmes et ses paupières se plissent. Certains tuent le temps dans les nombreuses boutiques de ma zone franche. Ils achètent, en priorité, leurs journaux et leurs cigarettes, et flânent à la recherche d’une bonne affaire. À quelques mètres de là, dans une salle d’embarquement, une enfant s’impatiente en regardant ses parents : elle sourit de toutes ses dents. Elle a attendu durant neuf mois ce voyage vers un pays plein de soleil ; elle est si heureuse de partir enfin en vacances. Ses parents ont sacrifié les économies de toute une année pour l’emmener voir la mer. À côté d’elle, un jeune homme, la trentaine environ, vient de faire ses adieux à sa famille. Il a réussi à se trouver ailleurs un travail qui devrait lui permettre de gagner dignement sa vie. Il part sans savoir vraiment de quoi l’avenir sera fait ni même s’il reviendra. Tous les espoirs lui sont permis, toutes les inquiétudes aussi. Il laisse passer la petite fille et ses parents ; ils prennent tous le même avion et sont très vite rejoints par quelques retardataires qui se bousculent et se précipitent en courant, leur billet à la main, pour embarquer. Ainsi, mes passagers ont parfois des destins diamétralement opposés; ce qui ne les empêche pas de se croiser et de se côtoyer dans mes couloirs et mes avions Mon cœur bat au rythme des décollages et des atterrissages, mes émotions sont celles qu’ils provoquent chez les passagers. Bien sûr, mes heures de pointe sont la cause de palpitations inquiétantes mais j’ai, pour recupérer et me refaire des forces, de délicieuses heures creuses. C’est que je ne dors pas. Lorsque le soleil se couche et que le sommeil enveloppe la ville, je reste éclairé par une lumière trop blanche qui éblouit et donne l’illusion d’être en plein jour. Je ne connaîtrai jamais le vaste monde et ne saurai jamais rien des nombreuses destinations que je fais desservir. Mais je n’ai nul besoin de cela pour connaître les hommes ; si différents soient-ils, ils viennent tous vers moi. Je les rassemble et les canalise. Lamia EL-SAAD