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Actualités - REPORTAGE

Jean Chalvidant, spécialiste de l’Espagne, analyse pour « L’Orient-Le Jour » les enjeux du procès des attaques du 11 mars 2004 Les attentats de Madrid ont été préparés dans la foulée du 11 Septembre, bien avant la guerre en Irak

Le 11 mars 2004, Madrid plonge dans l’horreur. Vers 07h40 du matin, dix bombes explosent dans la capitale espagnole et sa banlieue, à bord de quatre trains bondés, fauchant ouvriers, employés, immigrés et étudiants de 13 nationalités différentes. Bilan : 191 morts, et 1 824 blessés. L’Europe vient de vivre son 11 Septembre. Il s’agit en effet du pire carnage terroriste jamais commis en Espagne et le plus meurtrier en Europe occidentale depuis celui de Lockerbie en 1988 (270 morts). Immédiatement attribué par le gouvernement conservateur de José Maria Aznar à l’ETA – qui décline toute responsabilité –, le massacre est revendiqué le soir même par le réseau terroriste el-Qaëda, en « réponse » à la « collaboration » de l’Espagne avec les États-Unis en Irak. Telle est la thèse adoptée par le parquet espagnol. Toutefois, selon Jean Chalvidant, docteur en civilisation espagnole et spécialiste de l’Espagne et de l’Amérique latine à l’Institut de criminologie de l’Université Paris II Panthéon-Assas, l’idée de ces attentats est née en 2001, dans la foulée des attentats antiaméricains du 11 septembre, bien avant la guerre en Irak. Les attentats du 11 mars ont suscité une réaction sans précédent en Espagne. Bien que confrontée depuis près de 40 ans au terrorisme de l’ETA, l’Espagne n’avait jamais été frappée, sur son territoire et avec une telle violence, par le terrorisme islamiste. Le lendemain des attentats, un Espagnol sur quatre descend dans la rue pour la manifestation la plus massive de l’histoire du pays, rassemblant 11,6 millions de personnes contre le terrorisme. Sur le plan politique, la sanction est immédiate. Lors des élections législatives organisées le 14 mars, les socialistes raflent la mise. Leur leader, José Luis Rodriguez Zapatero, adversaire déclaré de la guerre en Irak, prend la tête du nouveau gouvernement. La première décision politique de M. Zapatero est de retirer le contingent espagnol d’Irak, conformément à sa promesse électorale. Pour M. Chalvidant, « l’impact politique de ces attentats a été extrêmement important, puisque le peuple espagnol était complètement traumatisé par l’attentat. À tel point que, lors des législatives, le Parti populaire (PP), qui avait 6 points d’avance dans les sondages préélectoraux, s’est retrouvé avec 6 points de retard le 14 mars 2004 ». « Aujourd’hui, poursuit le spécialiste de l’Espagne, si vous parlez avec des Espagnols, personne n’a oublié ces attentats, qui ont eu l’effet d’un vrai coup de massue. L’Espagne était, certes, habituée aux attentats de l’ETA, qui ont fait, en tout, 857 morts, cela faisait partie du quotidien. Mais avec un attentat de cette ampleur, 192 morts d’un coup, on était passé à une vitesse largement supérieure. » Pourtant, rien ne laissait penser que leurs auteurs présumés, de « petits délinquants », allaient se révéler être des jihadistes terroristes. « Je peux constater que les inculpés étaient tous parfaitement intégrés dans la société espagnole, souligne M. Chalvidant. L’un des principaux accusés, Jamal Zougam, sortait en discothèque, buvait de l’alcool. Il n’avait pas les apparences d’un intégriste, bien au contraire. Même chose pour le Tunisien, l’un des terroristes qui s’est donné la mort, et qui était connu pour faire la fête et pas du tout pour adopter des attitudes extrêmes », poursuit-t-il. Selon lui, « soit ces jeunes garçons étaient infiltrés depuis longtemps pour commettre un attentat et avaient adopté des statuts spécifiques pour passer inaperçus, soit ils profitaient de la vie espagnole en enrichissant leurs connaissances de l’islam extrême pour un jour commettre un attentat ». Quoi qu’il en soit, « c’est le procès qui devra nous éclairer sur le point. Nous ne disposons d’aucune déclaration de la part des inculpés depuis qu’ils ont été arrêtés, il y a 3 ans. La seule chose que l’on sait, et cela remonte à 2004, c’est qu’ils ont tous déclaré qu’ils n’étaient pour rien dans ces attentats », souligne l’expert. Pour quelles raisons l’Espagne est-elle devenue une cible du terrorisme international ? Selon le parquet espagnol, les attentats du 11 mars ont été perpétrés par un groupe d’islamistes radicaux inspirés par el-Qaëda pour punir l’Espagne de sa participation à la guerre en Irak aux côtés des États-Unis et à l’occupation en Afghanistan. Le volumineux acte d’accusation de l’Audience nationale explique que l’impulsion initiale de ces attentats trouve son origine dans un message délivré le 18 octobre 2003 par Oussama Ben Laden, dans lequel le chef d’el-Qaëda place l’Espagne parmi les pays occidentaux cibles. L’acte d’accusation précise que c’est après l’intervention de Ben Laden, retransmise par la chaîne de télévision qatarie al-Jazira, que « la planification et l’exécution de ces attentats ont été enclenchées ». Cette thèse est confirmée par la police antiterroriste espagnole pour qui « la responsabilité intellectuelle » des attentats de Madrid « correspond aux stratèges qui dirigent l’insurrection en Irak et à el-Qaëda ». Dans un rapport versé au dossier d’instruction, la police antiterroriste souligne que les auteurs présumés des attentats du 11 mars avaient consulté sur le site Internet « Global islamic media », un document au sujet d’attentats destinés à « provoquer un changement de gouvernement » ou à « obtenir un retrait des troupes espagnoles d’Irak ». Toutefois, M. Chalvidant n’est pas de cet avis. Il assure que « des entretiens téléphoniques enregistrés en Italie en particulier, prouvent le contraire. Lors d’une conversation avec un terroriste, “Mohammad l’Égyptien”, l’une des personnes à être jugées, raconte en effet que le plan a été ourdi peu de temps après les attentats contre les Twin Towers, en septembre 2001 ; donc largement avant 2003, lorsque (José Maria) Aznar a rejoint (George W.) Bush pour aller en Irak », souligne l’expert. Donc la thèse selon laquelle les attentats ont eu lieu parce que l’Espagne était aux côtés de Bush ne tient pas. Les attentats ont été décidés bien avant. Pourquoi ? Selon certaines thèses fondamentalistes, ce serait pour reprendre les territoires occupés antérieurement par les Arabes de 770 à 1492. Certains textes fondamentalistes reprennent cette idée de reconquérir les territoires d’où le Coran a été chassé », fait valoir M. Chalvidant. Dans ce cas de figure, le risque que l’Espagne soit de nouveau frappée par le terrorisme international est toujours présent. Le docteur en civilisation espagnole révèle en effet que « depuis les attentats du 11 mars, les autorités ont déjoué plusieurs complots de fondamentalistes musulmans. En particulier, quelques mois après les attentats de Madrid, ils ont arrêté toute une cellule d’el-Qaëda qui s’apprêtait à commettre des attentats d’une extrême ampleur, en visant notamment à faire exploser le Palais de justice, le Palais des Congrès et la tour Picasso ». « Bizarrement, note toutefois M. Chalvidant, la nouvelle n’a pas fait la une des journaux dans le monde. Uniquement en Espagne. Or on avait évité là une énorme catastrophe qui serait survenue alors que M. Zapatero était au pouvoir et alors qu’il avait fait revenir en Espagne les soldats espagnols déployés en Irak. Les attentats islamistes n’ont rien à voir avec la présence de troupes espagnoles en Irak », insiste-t-il. Trois ans après le drame, l’Espagne est replongée, depuis jeudi, dans la pire tragédie terroriste de son histoire, avec l’ouverture à Madrid du mégaprocès des 29 accusés de ces attentats. « C’est le procès des événements les plus traumatiques qu’a connus ce pays depuis la guerre civile » (1936-39), estimait d’ailleurs un magistrat. Il se déroulera jusqu’en juillet, dans une annexe bunkérisée du tribunal antiterroriste espagnol, l’Audience nationale, à l’orée du parc de la Casa de Campo à l’ouest de la capitale. Le verdict est attendu en octobre. Outre les accusés – quinze Marocains, neuf Espagnols, deux Syriens, un Égyptien, un Algérien et un Libanais –, les trois juges interrogeront plus de 610 témoins et 107 experts. Les sept principaux accusés encourent à eux seuls 270 600 ans de réclusion pour assassinats et tentatives d’assassinats terroristes. Dans la pratique, ils risquent de passer un maximum de 40 ans en prison. Pour M. Chalvidant, l’enjeu de ce procès est « d’abord thérapeutique pour l’Espagne, traumatisée par ces attentats. En plus, certaines questions demeurent non résolues. Cela fait des années que tous les jours dans la presse, des analyses s’interrogent sur les attentats et leurs causes. Aujourd’hui, 70 % des Espagnols assurent ne pas savoir ce qui s’est réellement passé le 11 mars (pourquoi, comment, par qui, etc). En outre, 30 % d’Espagnols restent persuadés que l’ETA se cache derrière les attentats. Cela fait beaucoup de questions, très contradictoires », poursuit-il, espérant que « ce procès va nous en dire plus ». Toutefois, « en raison du niveau d’animosité et de tension autour de ce procès, j’ai peur qu’il tourne, parfois, à la foire d’empoigne. Et ce alors qu’il faut, au contraire, un maximum de sérénité lors de son déroulement », conclut M. Chalvidant. Propos recueillis par Carine MANSOUR
Le 11 mars 2004, Madrid plonge dans l’horreur. Vers 07h40 du matin, dix bombes explosent dans la capitale espagnole et sa banlieue, à bord de quatre trains bondés, fauchant ouvriers, employés, immigrés et étudiants de 13 nationalités différentes. Bilan : 191 morts, et 1 824 blessés. L’Europe vient de vivre son 11 Septembre. Il s’agit en effet du pire carnage terroriste...