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Roland Marchal : Le gouvernement de transition n’a ni la légitimité suffisante ni la volonté pour mener la réconciliation nationale Propos recueillis par Émilie SUEUR

Roland Marchal, chargé de recherche au CNRS et au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), analyse les derniers développements qui ont secoué la Somalie, avec un constat sombre : le gouvernement fédéral de transition n’a ni la légitimité suffisante ni la volonté politique pour mener la réconciliation et le dialogue indispensables à une stabilisation de la Somalie. Q- Quelles sont les causes fondamentales de l’instabilité somalienne ? R- « Ces causes ont changé durant le cours de la guerre civile. Initialement, c’est-à-dire dans les années 1980, on peut dire que l’État somalien est victime d’un double échec. Il est peu à peu déclassé dans les rapports Est-Ouest, dans la mesure où les États-Unis ne lui consacrent pas la même attention et les mêmes ressources que celles qu’ils avaient allouées à l’Éthiopie lors du règne de Hailé Sélassié jusqu’en 1974. Il est aussi confronté à une crise de légitimité car le “pansomalisme”, qui constituait le socle idéologique de la dictature de Mohammad Siad Barré s’effondre après la défaite dans la guerre de l’Ogaden en 1978. Le régime, peu à peu confronté à de multiples oppositions internes, ne sait pas se réformer, et peu à peu, ce que certains appellent l’effondrement de l’État prend forme, bien avant 1991 (date du renversement de Siad Barré, NDLR), au vu et au su de la communauté internationale, qui alors n’en a cure car elle sait que les risques ne sont plus que locaux. Après 1991, il s’agit de trouver une solution avec une élite politique qui rêve encore de la période antérieure, de l’accès à une rente importante, et qui n’a pas appris le sens du compromis et du réalisme. De plus, à l’inverse des clichés, un nouveau système économique se met en place ; il est construit à la fois sur les envois d’argent de la diaspora et la réexportation vers les pays voisins : tout le monde n’est pas gagnant, mais des secteurs influents ou bien armés en tirent des bénéfices substantiels. D’une certaine façon, pour des secteurs significatifs de la population, l’État a été prédateur dans le passé, et les risques pris en le reconstruisant sont plus grands que les avantages qui en seraient retirés. La communauté internationale, comme aujourd’hui d’ailleurs les Américains, joue les pompiers pyromanes. De décembre 1992 à mars 1995, une imposante opération onusienne se révèle un échec politique majeur et on y trouve toutes les faiblesses qu’on observe aujourd’hui dans l’attitude américaine en Irak : des dénis de réalité, une incompréhension majeure des acteurs politiques, la recherche pathétique des “good guys” et “bad guys”, une désinvolture totale vis-à-vis de la survie économique de la population. Après 1995, cette communauté internationale montre un très grand désintérêt ponctué de très brèves périodes où la Somalie devient un enjeu. Ce type de comportement a également eu des conséquences négatives pour un règlement de la crise. Seul pays de la région à s’impliquer dans le dossier somalien (cela ne veut pas dire qu’il le comprend bien), l’Éthiopie de Méles Zenawi joue rapidement un rôle significatif et ambivalent : elle sécurise l’existence du Somaliland après 1993, aide à la création du Puntland en 1998 et intervient militairement quand ses intérêts nationaux sont contestés dès 1992 puis, régulièrement, depuis 1996. Cette politique de puissance déstabilise le jeu somalien d’autant plus qu’après le début de la guerre avec l’Érythrée, Asmara s’implique en Somalie également pour défaire l’influence de son voisin devenu ennemi. » Q- Comment expliquez-vous la rapidité de la déroute des islamistes ? R- « Déroute est le mot, en effet. J’y vois trois raisons fondamentales. D’abord, quelles qu’aient été les fortes déclarations des tribunaux depuis juin 2006, ils ne disposaient que de milices et non d’une armée professionnelle. Leurs pertes ont été très importantes les premiers jours de la bataille, les 20, 21 et 22 décembre. Ces centaines de victimes ont réellement traumatisé la population. Ensuite, les plus aguerris des miliciens se sont divisés. Une partie était issue des factions battues en juin et s’était ralliée aux tribunaux pour préserver leur statut. L’enjeu pour eux n’était pas de mourir, mais de durer. Ils se sont donc démobilisés rapidement, se sont rasé la barbe qu’ils avaient fait pousser après juin pour attester leurs nouvelles convictions. Quant aux autres, plus engagés idéologiquement, il est possible qu’ils aient réagi avec un sens tactique : la guerre pouvait être menée dans les villes, pas dans les campagnes. Enfin, la population ne soutenait plus les tribunaux avec l’intensité initiale car ils avaient déçu. On peut citer les points de clivage. Par ordre d’importance, il y avait l’impopularité des nouvelles – et lourdes – taxes mises en œuvre à l’automne, puis l’interdiction du qat – cette feuille célèbre au Yémen également –, qui est hélas populaire en Somalie, puis toute une série de mesures coercitives qui humiliaient la population et donnaient aux miliciens un pouvoir qu’elle jugeait inacceptable (de l’interdiction du sport à la fermeture des cinémas, en passant par l’habillement ou les arrestations arbitraires). » Q- Quel est le jeu de l’Éthiopie sur ce dossier ? R- « L’Éthiopie est voisine de la Somalie : elle a donc des intérêts sécuritaires à faire valoir. Le régime éthiopien est le seul depuis 1990 sur le continent africain à avoir perdu des élections et mis en prison plus de 15 000 personnes dont toute son opposition parlementaire : cela traduit une crise politique interne sur laquelle la communauté internationale est presque muette car Addis-Abeba est le grand allié des États-Unis dans la Corne de l’Afrique pour la lutte contre le terrorisme. À cause de cette crise politique interne, l’existence d’une opposition armée est devenue un facteur beaucoup plus dangereux, même si cette opposition n’est pas si populaire. Parmi ces groupes armés d’opposition, certains ont reçu depuis 1998 une aide érythréenne et essaient d’utiliser la Somalie comme sanctuaire. Le discours sur l’islamisme radical que tient le Premier ministre éthiopien ne reflète donc pas ses véritables préoccupations – l’Érythrée est un pays laïciste –, mais permet de gagner le soutien américain et le silence des Européens pris dans le chantage du risque zéro dès lors qu’on évoque el-Qaëda. » Q- Les accusations américaines concernant la présence d’éléments d’el-Qaëda en Somalie sont-elles avérées selon vous ? R- « Tout le monde pouvait se rendre en Somalie, y compris un chercheur français comme moi. Donc, il n’est pas improbable que des membres d’el-Qaëda soient ou aient séjourné en Somalie compte tenu également des actions meurtrières qui ont été menées par cette organisation au Kenya en 1998 et en 2002. La question est plutôt : faut-il envahir un pays pour rechercher 3 ou 40 membres d’el-Qaëda ? Si l’on répond positivement, les États-Unis n’ont pas fini d’envahir des pays... » Q- Que cherchent les Américains en intervenant en Somalie ? R- « Avec effarement, si on écoute la secrétaire d’État américaine adjointe aux Affaires africaines, Jendayi Frazer, les trois membres d’el-Qaëda impliqués dans les attentats de 1998 et 2002. Devant l’énormité, on évoque maintenant la présence de formateurs militaires liés à el-Qaëda, le Premier ministre somalien a cité le chiffre de 40. Je ne crois pas que les Américains aient vu beaucoup plus loin. Pour eux, il s’agit d’une opération chirurgicale qui va empêcher le développement d’un islamisme radical en Afrique de l’Est. On peut en fait prédire exactement le contraire. » Q- Avant la montée en puissance des tribunaux islamiques, le gouvernement de transition s’est montré, pendant des années, incapable de gérer un pays divisé en fiefs claniques. Aujourd’hui, peut-il ramener une certaine stabilité dans ce pays ? Le gouvernement a-t-il notamment les moyens de contrôler les seigneurs de la guerre ? R- « Le GFT (gouvernement fédéral de transition, NDLR) n’existe pas vraiment. Qu’on dise ce qu’il a été capable de faire par lui-même depuis janvier 2005. C’est bien là un des problèmes auxquels les Éthiopiens sont confrontés, je dirais malgré eux : ils voudraient quitter la Somalie, mais le vide politique est tel qu’ils doivent rester. Et les plus hauts responsables du GFT, pensant être sous protection, prennent les décisions les plus discutables : un cousin du Premier ministre est nommé au port de Mogadiscio, etc., alors qu’il faudrait travailler à un dialogue politique. L’accord avec les seigneurs de la guerre n’a pas de signification particulière : ces gens ont été battus par les tribunaux; ils négocient leur retour au sein des ministères du GFT, mais n’ont pas retrouvé l’influence qu’ils avaient encore en janvier 2006. Mais que feront-ils demain s’ils peuvent à nouveau se construire une force militaire indépendante ? » Q- Quels sont les éléments indispensables pour parvenir à une réconciliation et à une stabilisation du pays ? R- « Le renvoi du président du Parlement est le pire message qui pouvait être donné : il prouve combien le GFT est incapable de mener la réconciliation et le dialogue. La seule solution est d’imaginer une nouvelle conférence de réconciliation où tous les courants seraient représentés à égalité. Avant l’intervention éthiopienne, on pouvait espérer une meilleure solution : un dialogue sous contrainte internationale et une sortie par le haut. Il va falloir de nouveau de longs mois de guerre larvée en Somalie pour que la communauté internationale accepte ce qui est aujourd’hui une évidence pour les experts : le GFT tel qu’il fonctionne aujourd’hui n’a plus de légitimité suffisante pour agir, n’a pas de volonté politique pour le faire et ne pense qu’à siphonner l’aide internationale qui finira par arriver. Ce gâchis sera rendu possible car le GFT usera du même argument que d’autres dictatures : moi ou le chaos. »
Roland Marchal, chargé de recherche au CNRS et au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), analyse les derniers développements qui ont secoué la Somalie, avec un constat sombre : le gouvernement fédéral de transition n’a ni la légitimité suffisante ni la volonté politique pour mener la réconciliation et le dialogue indispensables à une stabilisation de la...