Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

La visite du pape en Turquie Des ponts à consolider

Entre les murmures feutrés de la curie vaticane et les subtilités toutes byzantines de l’establishment ankariote, il est difficile de se faire une idée des raisons apostoliques de la visite de Benoît XVI en Turquie cette semaine. Le pape ne vient pas tourner la page sur l’incident de Ratisbonne, sa visite ayant été prévue un an avant que la conférence ne déclenche un tollé dans le monde musulman. La conférence a servi de prétexte à des manifestations réclamant l’annulation de sa visite, mais elle n’aura été qu’un facteur de plus dans la crise qui oppose monde chrétien et monde musulman au moment où la Turquie revendique avec autant de conviction son appartenance à l’Europe et à ses valeurs, et son appartenance à un islam plus rigoriste. On évoque à ce propos le calme et l’indifférence populaires dans lesquels la visite de Jean-Paul II s’était tenue, il y a de cela vingt-sept ans. Mais c’était d’autres temps et, l’on pourrait ajouter, d’autres mœurs. La Turquie était encore fortement imprégnée de l’idéologie de la laïcité qu’avait imposée Atatürk et le monde n’avait pas encore connu la montée de l’intégrisme et du jihadisme. C’est avec l’arrivée au pouvoir du parti du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan que la Turquie a entrepris de donner à la religion et aux hommes de religion une plus grande place sur la scène publique. Le Parti de la justice et de la réconciliation (Adalet ve Kalkinma Partisi, AKP), arrivé au pouvoir en 2002 sur un programme visant à mettre fin à l’incurie et à la corruption de l’Administration, n’en avait pas moins annoncé son ambition d’encourager un agenda islamique – sans en parler trop ouvertement. Malgré les lois interdisant le port du voile, l’épouse et la fille de M. Erdogan paraissent toujours voilées en public. En outre, parmi les plus proches collaborateurs du Premier ministre, le très actif ministre des Affaires étrangères, Abdallah Gül, est un proche des autorités saoudiennes ayant passé huit ans à Riyad (de 1983 à 1991) en tant que conseiller de la Banque islamique de développement. Une partie considérable de l’essor économique que la Turquie a connu depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir est attribuée aux investissements importants que l’Arabie a effectués dans des entreprises et des industries appartenant à des groupes et des intérêts dits islamistes. De nombreux Turcs sont opposés à la visite du souverain pontife. Certains, tout en approuvant le maintien du dialogue, jugent le climat trop tendu en raison des conflits aigus au Moyen-Orient pour permettre un échange constructif. D’autres voient d’un mauvais œil le nouvel effort de rapprochement entre la papauté et le patriarcat de Constantinople, bien que celui-ci soit réduit à sa plus simple expression. Autrefois maître tout-puissant, par la force du diktat ottoman, de toutes les communautés chrétiennes d’Orient, y compris les non-orthodoxes (du moins celles que la Sublime Porte reconnaissait ; situation qui est à l’origine de bien des sécessions de l’uniatisme oriental), le patriarcat de Constantinople s’est vu dépouiller au XXe siècle de ses prérogatives élémentaires, de la plupart de ses biens, de son prestigieux séminaire (fermé en 1971). Mais la personnalité du patriarche Bartholomée lui confère un pouvoir moral important, notamment sur les Églises orthodoxes autocéphales de l’ancienne Union soviétique. C’est pourquoi certains voient le rapprochement comme l’ébauche d’un front unissant catholiques et orthodoxes contre l’islam, le signe d’une nouvelle croisade qui appuierait la politique occidentale dans l’ensemble du Moyen-Orient et imposerait de nouvelles exigences à la Turquie en Europe. Mais certains observateurs turcs soulignent que la rencontre entre Benoît XVI et Bartholomée n’est pas le but essentiel de la visite du pape en Turquie. Au lendemain de la conférence sur « l’Alliance des civilisations » qui s’est tenue à l’initiative du Premier ministre Erdogan et le soutien actif de l’Espagne, la visite vise, disent-ils, à consolider les ponts entre le monde chrétien européen et le monde musulman sunnite, et à aplanir les obstacles qui entravent l’entrée de la Turquie en Europe. Le voyage s’inscrirait dans le cadre d’une politique de rapprochement non avec les chrétiens d’Orient mais bien avec le sunnisme modéré, afin de constituer un front uni contre l’expansion chiite au Moyen-Orient. Il serait ainsi demandé à la Turquie de se tourner d’abord vers ses voisins les plus proches en Orient, de jouer un rôle face à la montée du chiisme militant en Iran, en Irak, au Liban et ailleurs. En tout état de cause, il est évident que la question de la chrétienté orientale, ou même de la chrétienté tout court, ne figure pas en très haute place dans l’agenda de la visite papale. Des trois villes qu’il visitera, Ankara, Istanbul et Ephèse, seule cette dernière a un sens pour le christianisme en tant que lieu présumé d’inhumation de la Vierge Marie. Il ne se rendra pas à Tarse, lieu de naissance de saint Paul, ni à Antioche, premier siège de saint Pierre. Antioche, la ville où le nom de « chrétien » a été employé pour la première fois, qui a joué des siècles durant un rôle primordial dans la diffusion du christianisme et l’essor de l’Eglise, donne de nos jours, par sa pauvreté et sa dégradation, l’image du drame que les chrétientés d’Orient vivent aujourd’hui plus qu’à aucun autre moment de leur histoire. Mais il y a un malaise difficile à surmonter, comme en témoigne l’hésitation du Premier ministre Erdogan à rencontrer le pape, au point que c’est au nom même de la plus simple des courtoisies qu’il devait faire l’effort de croiser le souverain pontife avant de s’envoler vers Riga. Est-ce à dire que la Turquie, un an après que la visite eût été décidée, ait changé d’avis ? Ou bien Erdogan a-t-il du mal à trouver la voie à suivre entre la volonté de montrer à l’Europe un visage ouvert et libéral et celle de ne pas heurter une population encore échaudée par les propos de Manuel II Paléologue évoqués par le pape à Ratisbonne ? Quelle qu’ait été l’intention du pape lorsqu’il avait évoqué les interrogations de l’empereur, à Ankara il cherchera surtout à expliquer à ses interlocuteurs les craintes que le métissage des cultures et des religions suscite en Europe, et leur demandera de mettre en avant les aspects pacifiques et conviviaux de la religion et une lecture de l’histoire qui en rende compte, afin que ces aspects l’emportent sur ceux des factions et des mouvements qui voient l’Europe en ennemie tutélaire. Seul pays sunnite mais non arabe du Proche-Orient, créé après la chute de l’Empire ottoman, la Turquie a des problèmes avec son histoire et son identité, comme avec l’histoire et le patrimoine religieux et culturel de son territoire. Plus encore que le sens des propos de Manuel II Paléologue, c’est le fait même de l’avoir évoqué qui est venu rappeler aux Turcs attachés à leur terre et à l’islam que leur pays n’est turc et musulman que depuis peu de temps en regard de l’histoire. Il s’en faut encore de neuf siècles pour que l’histoire de l’Asie mineure turque et musulmane l’emporte en durée sur celle de l’Asie mineure chrétienne. Composée de plus de vingt-cinq ethnies différentes, la population de la Turquie s’est forgée une identité à la fois turque et musulmane en projetant cette identité à la fois sur l’histoire et le territoire. Aujourd’hui, dans la foulée d’Orhan Pamuk, de nombreux historiens et penseurs turcs appellent leur pays à reconnaître toute son histoire, à donner sa place à tout ses héritages historiques, religieux et culturels. Ce sont les slogans brandis dimanche dernier contre la visite du pape qui éclairent le mieux deux des points importants du clivage entre islam et christianisme qui se cristallisent dans la position de la Turquie, entre autres. D’une part, il y a le dogme et, d’autre part, l’histoire, avec la réfutation de l’un et le déni de l’autre. Les slogans disaient que Jésus est un prophète, soulignant ainsi l’un des points les plus épineux sur lesquels achoppe le dialogue islamo-chrétien : la différence entre la vision chrétienne du Christ fils de Dieu, crucifié et ressuscité et la vision musulmane de Jésus, prophète parmi d’autres, né au pied d’un palmier et qui ne fut ni crucifié, ni ressuscité. Un autre slogan précisait au pape : « Ici, c’est Istanbul, pas Constantinople », reflétant les efforts incessamment déployés par la Turquie depuis des décennies pour éradiquer jusqu’au souvenir de ce que fut l’Asie mineure, avant l’arrivée des premiers Turcs au XIe siècle, puis des Ottomans. La notion répandue selon laquelle Istanbul est le nom turc de Constantinople est fausse, c’est bien le nom grec, en langue populaire, que la ville a toujours eu, déformation de Constantinopolis ou de l’expression eis tan polin (en ville) de tout temps employée pour la désigner. Les anciens Turcs le savaient bien qui l’avaient modifé en Islambul (islam bol), au sens de « plein d’islam ». Jana TAMER Article paru le Jeudi 30 novembre 2006

Entre les murmures feutrés de la curie vaticane et les subtilités toutes byzantines de l’establishment ankariote, il est difficile de se faire une idée des raisons apostoliques de la visite de Benoît XVI en Turquie cette semaine. Le pape ne vient pas tourner la page sur l’incident de Ratisbonne, sa visite ayant été prévue un an avant que la conférence ne déclenche un...