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Actualités - CHRONOLOGIE

Un pays sous un arbre

Ce pays dans ma fenêtre: le Liban. Mon pays. Dans ma fenêtre, il pourrait presque entièrement tenir si l’histoire ne le faisait déborder de partout – l’histoire, cette folle! et son grand corps désordonné de déesse… Depuis cinq mille ans, et un peu plus, elle est ici chez elle, dans ses villes, parmi ses peuples. Les peuples ont passé; les villes, quelques-unes sont restées, devenues presque imaginaires à force d’avoir été: Tyr, aujourd’hui Sour, Sidon, aujourd’hui Saïda, Béryte, aujourd’hui Beyrouth, et Byblos, et Tripoli, et Baalbeck. Les peuples, eux, vinrent, vainquirent, s’installèrent, partirent, disparurent. Ils ont toujours nom dans la mémoire des hommes et rang dans leurs légendes. D’abord, les premiers habitants historiques de nos rivages, les Phéniciens, qui laissèrent partout, puissante et fine, leur marque sur cette terre. Puis, passants plus ou moins considérables, les Égyptiens, les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, les Macédoniens, les Romains. Leurs chefs s’appelaient parfois Ramsès, Alexandre, Nabuchodonosor ou Marc-Antoine, quand ce n’était Cléopâtre ou Zénobie. Certains venaient du lointain Occident comme pour forcer les portes du soleil, d’autres suivaient la course du soleil et, sortis de l’Asie, prodigieuse matrice, butaient là, éblouis, juste au pied de nos montagnes, contre la mer. Ainsi plus tard viendront les cavaliers arabes, nos plus proches et non moins légendaires ancêtres qui, descendus de selle, découvriront ici les bienfaits d’une nouvelle sédentarité et feront don à ce pays de la «lugha», la langue. Ainsi, pour deux siècles, acteurs eux-mêmes étonnés d’un intermède stupéfiant, les Croisés. Comme s’ils pressentaient à quel point l’histoire est une maîtresse volage, certains de ces conquérants, une fois goûtée l’amertume de leur conquête, voulurent, avant que d’être reconduits, confier, ultime vanité, leur carte de visite à cette parente pauvre de l’histoire qu’est la pierre. Pour qui connaît le babylonien et le néobabylonien, l’assyrien et le grec antique, le latin de la Troisième Légion gauloise, mais aussi les langues modernes, ils sont encore lisibles, sur les parois et les stèles du fleuve Lycus, les noms de tous ces amants d’un jour, de ces triomphateurs évanouis. La mer est là, à l’embouchure, qui forme et affine ces galets. La mer, c’est la Méditerranée: le Liban en surgit d’un seul coup, s’attardant à peine à ses rivages, se prêtant au jeu de quelques collines, grimpant vite. Étroit pays, certes, et tout en hauteur, à qui il est arrivé la plus étonnante des histoires: celle d’avoir une histoire bien plus vaste que lui. Étroit, dis-je, dans l’espace, mais épanoui, étagé, dans l’architecture du temps. Pays qui, depuis le Cantique des cantiques, est marié emblématiquement à l’arbre, l’on serait presque tenté de dire, par mimétisme sacral, à l’Arbre des arbres: le cèdre. Il faut croire à la vertu des emblèmes, à leur incantation cachée, à leur pouvoir de signification, d’élucidation profondes. Qu’un pays, plutôt que d’«armes», se mette sous la protection d’un arbre, il y a là l’affirmation d’un dessein paisible et pacifique et, pourquoi pas, l’aveu de sa génération, de sa projection poétiques. L’histoire du Liban fut longtemps à l’image de son cèdre: s’enracinant dans une terre d’altitude, on la voit qui s’élève dans les résistances d’un bois dur et parfumé, se déployant branches et civilisations mêlées, à tous les niveaux de cette intarissable lumière d’Orient où l’arbre du Liban, sur sa montagne, met face à la Méditerranée, qui bientôt là s’achève et qui brille de l’excès de tous ses feux, et à l’Asie qui là commence (avec, encore, quelle souriante indécision!) sa haute mélodieuse stature vert sombre. Extrait de Liban (Imprimerie nationale/ Actes Sud, 2006, Paris).
Ce pays dans ma fenêtre: le Liban. Mon pays. Dans ma fenêtre, il pourrait presque entièrement tenir si l’histoire ne le faisait déborder de partout – l’histoire, cette folle! et son grand corps désordonné de déesse… Depuis cinq mille ans, et un peu plus, elle est ici chez elle, dans ses villes, parmi ses peuples. Les peuples ont passé; les villes, quelques-unes sont restées,...