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Actualités - OPINION

Les leçons du 11 septembre

Du haut de l’immeuble où j’habite à TriBeCa, depuis le toit qui équivaut à un 22e étage, on était, il y a à peine cinq ans de cela, probablement écrasé par la vue des immenses tours jumelles qui régnaient alors sur le sud de Manhattan. Ce soir, quatre blocs plus loin au nord de ce qui était autrefois le World Trade Center, on ne voit plus que deux projecteurs, qui envoient vers le ciel, comme pour mémoire, deux gigantesques rais de lumière parallèles. Vers le ciel, d’où sont venus les pirates de l’air. Comme pour leur tendre deux poings vengeurs. Vers le ciel, où reposent les victimes innocentes d’une tragédie restée sans équivalent dans l’histoire des hommes. Par-delà les innombrables bilans savants qui envahissent les rayons des librairies, les colonnes des journaux et les sites Internet, c’est sur l’événement lui-même que l’on est une fois de plus porté à réfléchir. Qu’a-t-il bien pu passer par la tête des criminels qui ont exécuté cette opération, en cette matinée funeste du 11 septembre 2001 ? La possibilité du paradis ? La sensation de rendre justice ? Quelle est cette force qui aveugle un homme au point de lui donner tant de patience, tant de sérénité, tant de sang-froid, tant d’insensibilité, pour qu’il puisse, de longs mois durant, prendre avec application des leçons de pilotage dans le seul but de mourir et de faire mourir d’autres hommes avec lui ? De quoi est fait un homme qui est indifférent à sa propre mort, à sa propre vie ? À quoi pense-t-il au moment de percuter les tours, au moment de tuer tant de civils, au moment d’en endeuiller tant d’autres ? Difficile d’admettre qu’il croit si fort au salut de son âme, en cet instant fatal et fatidique. Difficile de croire que c’est juste parce qu’il croit avoir raison. Si c’était vrai pourtant, force est de constater que peu de causes dans le monde peuvent se targuer d’avoir des partisans aussi fervents, aussi fanatiques, au point d’être neutres vis-à-vis de leur propre sacrifice. Tant de calme, tant de maîtrise de soi, tant de froideur assassine sont les révélateurs d’une haine sans limites. Sans précédent. Une haine des autres hommes avant tout. Une haine de l’inconnu, transformée en haine des inconnus, des innocents. Tous accusés, tous coupables, tous condamnés, sans jugement, sans pouvoir être entendus, sans le droit de se défendre. L’homme qui, de sang-froid et au terme d’une préméditation si méticuleuse qu’elle prend des allures de perfection scientifique, tue des gens qu’il ne connaît pas est l’expression la plus accomplie de ce qu’il y a de plus primitif dans l’humanité. Surtout s’il tire de son acte une satisfaction malsaine. Sans oublier ceux qui, en ce 11 septembre 2001, se sont bien hypocritement réjouis de la réussite de ces attentats, de ce triomphe suprême de la haine, ces hommes qui, pour des motivations diverses, ont applaudi à la souffrance d’autres hommes. Sans doute y a-t-il dans ce monde des causes justes qui sont ignorées, occultées, bafouées, écrasées. Par des moyens on ne peut plus inadmissibles. Au terme de la victoire, sans cesse répétée et à chaque fois moins acceptable, de la raison du plus fort. Ce n’est pas pour autant qu’il faille adopter l’attitude et les moyens de l’ennemi que l’on prétend combattre. Une injustice n’en a jamais réparé une autre. Elle n’est qu’une erreur de plus, un pas en arrière supplémentaire pour l’humanité tout entière. Nous vivons dans un monde où la civilisation prétend faire des progrès tous les jours, mais où elle régresse en réalité chaque jour davantage. La science, la sophistication des armes et des esprits, l’homme ne semble vouloir les utiliser que pour réaffirmer sa bestialité, son caractère de loup pour ses pairs. Sa haine des autres hommes. Le monde occidental ne s’est pas gêné pour prendre peur, au lendemain de ce fameux 11 septembre. Et pour réagir. Par des moyens injustifiables eux aussi. Par tous les moyens, en réalité. Violemment parfois. Sournoisement le plus souvent. En cinq ans, l’Occident aura tout essayé, sans pour autant résoudre le problème, sans parvenir à y apporter les remèdes adéquats. Sans même pouvoir arrêter ou ralentir un terrorisme sans cesse grandissant, sans cesse généralisé, mondialisé. Nous savons qui a exécuté les attentats du 11 septembre. Nous ne savons toujours pas, à ce jour, qui en a été le véritable instigateur. Même les coupables désignés d’avance n’ont pas été retrouvés ou punis. De simples commandités au mieux, des instruments heureux qui se sont fait une joie de revendiquer des attentats tant conformes au message de haine qu’ils véhiculaient depuis toujours, des attentats si spectaculaires, si historiques, si symboliques, si esthétiques (dans leur froide horreur), si inespérés qu’en revendiquer la paternité est pour eux une publicité, un remontant, un honneur. Nous savons la réaction d’une ampleur effroyable que ces événements ont provoquée, les razzias stériles qu’ils ont entraînées, les guerres criminelles et inutiles qu’ils ont causées, les atteintes inimaginables aux libertés publiques et individuelles qu’ils ont justifiées. Pour rien. Une chasse aux sorcières, qui vire à la chasse aux épouvantails, à la charge contre les moulins à vent, comme Don Quichotte. Diabolisation, exclusion, délation, tortures, massacres. Une fois de plus, le mal en retour. La haine a engendré la haine, qui a, à son tour, cru pouvoir justifier la haine. Le monde ne s’est certes pas trouvé amélioré de l’entrée dans ce cercle vicieux, où les bons continuent de payer pour d’insaisissables mauvais. Alors, en cette journée du souvenir, il faut peut-être tout simplement se dire qu’on s’y est mal pris, dès le début, il faut peut-être humblement reconnaître qu’on avait « tout faux », de part et d’autre. Que personne ne détient la vérité absolue. Qu’au lieu de s’ignorer, pire, de se haïr sans se connaître, cela vaut peut-être la peine de dialoguer. De laisser sa bestialité au vestiaire et d’aller vers l’autre, sans a priori, sans préjugés, sans arrière-pensées, sans acrimonie. De comprendre, pour que nous n’ayons plus jamais à vivre aucun 11 septembre, aucun Afghanistan, aucun Irak. De ne pas avoir peur de la simplicité des idées, sans pour autant céder à la tentation simpliste. D’ajouter une pincée d’humanité à la « binarité ». De réhabiliter les notions de bonne volonté, de civilisation, de dignité humaine, de paix. Pour le triomphe de la confiance sur la méfiance, de la sagesse sur l’impulsivité, de l’amour contre la haine, de la liberté contre l’oppression mutuelle. Du bien contre le mal, justement, afin de (sur)prendre à leur propre jeu, divinement, sans rancune ni volonté de revanche aucune, ceux qui clament haut et fort leur vision manichéenne du monde. Élias R. CHEDID New York
Du haut de l’immeuble où j’habite à TriBeCa, depuis le toit qui équivaut à un 22e étage, on était, il y a à peine cinq ans de cela, probablement écrasé par la vue des immenses tours jumelles qui régnaient alors sur le sud de Manhattan. Ce soir, quatre blocs plus loin au nord de ce qui était autrefois le World Trade Center, on ne voit plus que deux projecteurs, qui envoient vers le...