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Actualités - OPINION

Nous savons, nous autres, qu’il faut aimer

Je voulais le dire dès le début : mais je ne trouvais pas mes mots ; ou plutôt je ne les reconnaissais plus. La guerre les a mutilés. J’ai mal. Très mal. Je suis musulmane chiite. Je suis une musulmane chiite du Liban-Sud, et je hais la guerre. Je hais la guerre autant que me fascinent les sourires parfumés des enfants, heureux d’aspirer les rayons du soleil, confiants face à une mer toute bleue. Je hais la guerre parce qu’elle est sale, elle a les mains sales. Je lui préfère les visages transparents de ces petites créatures à qui on avait promis le bonheur de vivre sur cette terre immense. Je hais la guerre parce qu’elle a l’odeur nauséabonde d’une souffrance stérile et aveugle. J’aime la vie. Je n’ai pas honte d’aimer la vie, de choisir la vie, et rien d’autre que la vie. La vie dans sa banalité, avec ses petits gestes insignifiants, avec ses maladresses, avec ses réveils les plus « ordinaires », avec son soleil habituel, ses paysages familiers… La vie dans toute sa médiocrité. Mais la vie. La vie avec ses mots, ses couleurs, sa musique. Le beau. L’humain. La poésie, le sable, les soirées, les concerts, la cuisine, le kebbé, la tomate « jabalieh », l’élégance, même trop recherchée, des belles femmes libanaises… la sérénité. Et cette fierté qu’on a de voir dans les yeux de tout « étranger » la magie de ce petit pays plus grand que l’univers. Résistants ! Oui, nous le sommes tous ! Nous avons résisté à vingt ans de guerre, à l’envi de partir, au besoin presque viscéral d’aller ailleurs faire son deuil. Résistants ! Oui, nous voulons tous l’être : des résistants à la violence et à la destruction. Nous voudrions tous résister « avec » Baalbeck à la laideur du béton qui souille la majesté de cette ville. Nous voudrions tous résister à l’ignorance et permettre aux enfants du Sud de s’épanouir dans des lieux d’ouverture et de culture : un beau théâtre, un cinéma, un centre de loisirs, une grande bibliothèque. C’est la seule forme de résistance qui puisse construire. J’exècre ces élans héroïques qui cachent très mal un orgueil maladif ou un besoin désespéré de donner sens à une vie où trône la mort en reine absolue. Avoir montré aux ennemis de l’humanité, à ces assassins d’enfants, pour toute force une passion pour la mort et le culte de la misère leur a permis de penser que nos martyrs étaient moins chers que les leurs ; leur a permis de détruire, sans la moindre hésitation, ce que nos âmes ont construit dans la ferveur et la patience. Ne me parlez surtout pas de la reconstruction : elle cherchera en vain à étouffer la mémoire des murs, des ponts, des fenêtres, des meubles. On continuera d’entendre, au-delà des nouveaux immeubles, tout brillants, et des ponts tout neufs, la douleur de Cana… La vie des gens ne peut se réduire à un éternel retour au néant. Nous ne pouvons pas être d’éternels Sisyphe. Je suis musulmane chiite et je le « clame » pour la première fois. Je le dis pour que mon pays, mon Liban, ne nous en veuille pas à nous tous. Pour qu’il ne nous prenne pas tous pour des admirateurs de sang. Je pense que Samir Kantar aurait honte de marcher sur cette terre, sur tant de cadavres et de décombres. Je l’imagine préférant le coin de sa prison. Nous savons, nous autres, qu’« il faut aimer ». Lara KANSO
Je voulais le dire dès le début : mais je ne trouvais pas mes mots ; ou plutôt je ne les reconnaissais plus. La guerre les a mutilés. J’ai mal. Très mal.
Je suis musulmane chiite. Je suis une musulmane chiite du Liban-Sud, et je hais la guerre.
Je hais la guerre autant que me fascinent les sourires parfumés des enfants, heureux d’aspirer les rayons du soleil, confiants face à une mer...