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Actualités - OPINION

Spécial - Le Figaro Les Sri Lankais pris entre deux feux

Delphine Minoui Les pieds enfoncés dans la gadoue, Sahini est venue jeter un coup d’œil sur l’état de reconstruction de sa petite maison, emportée par le tsunami il y a plus d’un an. Dans quelques semaines, les travaux devraient enfin être achevés. « Mais si la guerre reprend, il nous faudra partir à nouveau », se désole la jeune femme aux cheveux noirs, le front tatoué du petit poutou hindou. À Batticaloa, sur la côte orientale du Sri Lanka, une des plus dévastées par la vague mortelle, on vit au rythme des incidents opposant les soldats du gouvernement cinghalais, le kalachnikov à l’épaule, aux Tigres séparatistes, qui revendiquent un territoire indépendant pour la minorité tamoule hindouiste. Concentrée au nord et à l’est de l’île, cette dernière représente environ 17 % de la population. Quand, au petit matin, Sahini enfourche sa motocyclette pour aller travailler, elle fait amèrement le décompte des dangers qui l’attendent sur la route : un jet de grenade, une balle perdue, une fusillade ou encore l’explosion d’une mine au passage d’un véhicule blindé de l’armée... Contrôlée par l’armée du gouvernement cinghalais, encerclée par des zones rebelles dominées en partie par les Tigres, Batticaloa, ville de pêcheurs composée à plus de 75 % de Tamouls et environ 20 % de musulmans, vit des jours difficiles. « Nous sommes à la fois victimes du gouvernement et des Tigres », se lamente Sahini. Elle sait de quoi elle parle. Il y a vingt ans, son beau-frère est mort sous les balles de l’armée sri lankaise. Il y a dix ans, elle-même s’est retrouvée quinze jours en prison pour avoir été prise pour une membre du LTTE (Tigres de libération de l’Eelam tamoul). Et puis, il y a trois ans, ce sont les Tigres qui lui sont tombés dessus en la forçant à leur verser un million de roupies (l’équivalent de 10 000 dollars !), au nom de l’« impôt révolutionnaire » – un racket que pratiquent souvent les séparatistes tamouls. Et qu’ils n’hésitent pas à imposer, aussi, à la petite communauté musulmane, victime régulière d’une violente répression. Sahini vit également avec une autre crainte : que sa fille aînée se fasse enrôler par les LTTE. « L’embrigadement forcé d’adolescents est une question qui nous préoccupe. Si la guerre se précise, on devra songer à fermer nos centres culturels pour les jeunes qui vivent en zone Tigre, car on craint qu’ils ne soient utilisés par les LTTE comme des centres de recrutement », souligne Ernesto Bafile, de l’ONG française Terre des hommes. « Le problème – et la particularité – de Batticaloa, précise Claudie Didier Sevet, d’Enfants et développement, c’est qu’il est difficile de savoir qui est qui et qui tue qui. » Elle fait référence à la présence, dans cette ville de l’Est, d’un autre groupe rebelle, mené par un certain « colonel Karuna », qui mène bataille à la fois contre le gouvernement et contre les LTTE, dont il s’est séparé il y a un an et demi. Dans la capitale, Colombo, les check points ont récemment poussé comme des champignons. Niroshan Dassanayake reconnaît qu’il est hors de question, pour lui, d’aller voyager au nord et à l’est du pays, épicentres de la violence. Cet habitant de Colombo aime se balader, le soir, le long de la promenade du Galle Face Green, où les amoureux se bécotent sous des ombrelles. Mais une fois arrivé à proximité de l’ancien fort, il fait demi-tour. Là-bas, c’est le quartier des ministères et des tours jumelles du World Trade Center. « Je préfère éviter les endroits à risque. On se souvient tous de l’attentat-suicide contre la Banque centrale en 1996 », murmure-t-il. Bilan du carnage : 90 morts et 1 400 blessés. Difficile d’oublier. Créé au début des années 80 et dirigé par Velupillai Prabhakaran, le mouvement des LTTE, aujourd’hui classé sur la liste des organisations terroristes par Washington, n’a pas peur de recourir à des méthodes radicales : attentats-suicide, enrôlement forcé de jeunes Tamoules et consommation obligatoire d’une pilule de cyanure en cas d’arrestation par la police. En face, le nouveau président cinghalais, Mahinda Rajapakse, élu en novembre dernier, en partie grâce au boycottage des Tamouls, se refuse à accepter l’idée d’un État fédéral accordant une certaine autonomie aux Tamouls du Nord-Est. Depuis l’arrivée au pouvoir de ce nationaliste de gauche, de confession bouddhiste, que ses adversaires avaient surnommé « le candidat pour la guerre », l’armée multiplie les fouilles, les arrestations arbitraires et les interrogatoires musclés de membres de la minorité tamoule. Il y a eu cet espoir, pourtant, de voir la catastrophe du tsunami réconcilier les vieux ennemis. Le 26 décembre 2004, la vague dévastatrice coûta la vie à environ 35 000 personnes – soit l’équivalent de la moitié du nombre des victimes du conflit interne qui dure depuis trente ans. Cette île multiethnique aux lagons bleus de 20 millions d’habitants, indépendante depuis 1948, a pourtant tout d’un petit paradis. Sur les routes qui serpentent à travers des paysages à couper le souffle, on croise souvent, en enfilade, des temples bouddhistes, des chapelles hindoues, des églises et des mosquées. Harmonie trompeuse qui cache des années de guerre... Une fois de plus, la population se trouve l’otage des conflits, qui ont déjà poussé plus de 340 000 personnes à fuir leur région au cours de ces trois dernières décennies. « Les Cinghalais ont peur du LTTE, les Tamouls redoutent le gouvernement et la minorité musulmane craint les deux », résume un témoin cité par Amnesty International. Ces quinze derniers jours, une centaine de personnes ont été tuées dans des explosions de mines attribuées aux rebelles tamouls, tandis que ceux-ci accusent les milices progouvernementales d’avoir provoqué la mort de 70 civils…
Delphine Minoui

Les pieds enfoncés dans la gadoue, Sahini est venue jeter un coup d’œil sur l’état de reconstruction de sa petite maison, emportée par le tsunami il y a plus d’un an. Dans quelques semaines, les travaux devraient enfin être achevés. « Mais si la guerre reprend, il nous faudra partir à nouveau », se désole la jeune femme aux cheveux noirs, le front...