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Actualités - CHRONOLOGIE

Nader Srage a scruté le langage utilisé lors des manifestations de l’année dernière Par ses slogans et ses supports, le 14 Mars dernier a couronné une «intifada linguistique»

Révoltés, les Libanais se sont emparés de la rue l’année dernière juste après l’assassinat, le 14 février 2005, de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Spontanément, ils ont appelé à la liberté et à la souveraineté. Au fil des jours (à l’occasion des manifestations des lundis, en février et mars derniers), des discours (notamment le message au Parlement syrien du président Bachar el-Assad) et des événements (les manifestations des 8 et 14 mars 2005), les Libanais – unis dans leur intifada – ont inventé de nouveaux slogans, usant de leur colère et de leur savoir, mais aussi de leur humour. Nader Srage est professeur de linguistique à la section de langues et de communication à la faculté des sciences humaines de l’Université libanaise. Il a élaboré une étude sur les slogans et les supports utilisés l’année dernière, étude qu’il a intitulée « Le 14 mars 2005 : intifada linguistique à Beyrouth ». Ce document, qu’il a présenté à un colloque organisé à Helsinki par la Société internationale de linguistique fonctionnelle, dont il est membre, doit faire l’objet, prochainement, d’un ouvrage. M. Srage précise que « cette intifada linguistique, qui a utilisé un langage fait maison, a été possible parce que les Libanais, non partisans et appartenant à toutes les classes sociales, se sont emparés de la rue ». Il souligne qu’auparavant, « c’étaient les partis politiques qui se chargeaient de la création de slogans. Et lors des rassemblements, les manifestants suivaient traditionnellement un crieur – comme un crieur public – appartenant au parti et arborant les leitmotivs politiques de son mouvement ». « Ce crieur partisan, qui devait bien articuler les mots et avoir la voix qui porte, était porté sur les épaules et avait le visage couvert lors des manifestations », indique M. Srage, notant que « lors de l’intifada de l’année dernière, les choses ont changé. Les crieurs sont devenus des jeunes, voire des enfants. Ceux qui scandaient les slogans en 2005 n’avaient pas peur de montrer leur visage et de s’exposer aux objectifs de la caméra ». Il met l’accent aussi sur « la spontanéité de la foule ». D’ailleurs, M. Srage a eu l’idée d’entamer cette étude en faisant notamment appel à ses étudiants, quelques jours après l’attentat contre l’ancien chef de gouvernement. Le linguiste raconte qu’il se trouvait à Koraytem, à la résidence de Hariri, lors des premiers jours qui ont suivi l’attentat. Il s’est aussi rendu au secteur Saint-Georges, sur les lieux de l’attentat, le 15 février, et a participé aux funérailles le lendemain. Il s’est ensuite recueilli devant la sépulture du Premier ministre le 17 février. Il a donc suivi de près l’évolution des réactions populaires. Les réflexes linguistiques de M. Srage, qui est également le conseiller de presse du CDR, ont vite pris le dessus. Il a été surpris par les slogans scandés par la foule qui représentait un échantillon de la société libanaise qui se trouvait sur les lieux de l’attentat et lors de la procession qui a précédé l’enterrement, devant le parvis de la mosquée Mohammad el-Amine. Mais c’est surtout à proximité de la sépulture de Rafic Hariri qu’il est étonné de voir les personnes présentes signer spontanément une bâche posée à même le sol appelant notamment à la démission du chef de l’État, Émile Lahoud, et du gouvernement. M. Srage remarque aussi un autre phénomène : sur les pans en bois entourant l’enceinte de la mosquée Mohammad el-Amine, ainsi qu’à proximité de la statue des Martyrs, les Libanais ont contesté en inscrivant des slogans et des graffitis. Le linguiste précise que « plus de 900 slogans et graffitis ont été recensés durant les mois de février et de mars derniers ». Sur le plan des supports, les manifestants ne se sont pas contentés de brandir des calicots et de scander des slogans, ils ont utilisé divers moyens pour manifester leur opinion. Ainsi, ils ont enveloppé leur corps du drapeau libanais et peint leur visage aux couleurs du pays. Ils ont brandi aussi des portraits auxquels ils ont ajouté des inscriptions. Ils ont utilisé aussi les balais pour appeler au retrait des troupes syriennes, en allusion à un discours tenu quelques mois plus tôt (avant février 2005) par le chef du PSP, Walid Joumblatt, qui avait appelé à balayer la saleté hors du Liban. Dialecte syrien Les personnes qui ont pris part aux sit-in ont utilisé les galettes, voire les voitures des marchands ambulants de ces spécialités perçues comme étant syriennes dans l’inconscient de tous les Libanais. Les manifestants qui ont usé de ce support l’ont accompagné d’inscriptions et de slogans explicites : « Nous sommes repus » ou encore « On ne veut que des galettes libanaises ». Nader Srage relève deux points dans l’exemple susmentionné : le sentiment patriotique des manifestants est amplifié, ces derniers ajoutent l’adjectif libanais à divers termes : galettes libanaises, armée libanaise, 100 % libanais, fabriqué au Liban. Il souligne aussi que des slogans, utilisant certains symboles comme les galettes, et des termes connotés (« la grande sœur » pour désigner la Syrie) ou appartenant au dialecte syrien, comme le « moo » pour la négation et l’interrogation (« Fallin moo ? » Vous partez-non ?), ne peuvent être compris qu’au Liban et en Syrie. Sur certains calicots, le « moo », une négation dialectale, a désigné les soldats syriens, tel que « No more moo » (« Plus jamais de moo »). « Même s’ils parlent la même langue, les autres ressortissants arabes ne peuvent pas comprendre la portée de ces slogans », indique Srage. En utilisant des termes du dialecte syrien, les manifestants ont probablement voulu passer directement le message, sachant notamment que les manifestations étaient diffusées en direct par les chaînes satellitaires libanaises. D’ailleurs, c’est à travers la télévision qu’ils se sont adressés au président syrien Bachar el-Assad. Voulant minimiser l’ampleur des manifestations au Liban, le président syrien, qui s’adressait à son Parlement le 5 mars 2005 pour annoncer le retrait de ses troupes du Liban, avait indiqué que les télévisions libanaises filmaient de trop près la foule, amplifiant artificiellement le nombre des manifestants. Il avait utilisé dans son discours le terme technique anglais « zoom in ». Deux jours plus tard, les manifestants de la place des Martyrs – munis de calicots et de haut-parleurs – répondaient à M. Assad, qui est à la base ophtalmologue : « Zoom in, zoom out, Bachar ne voit pas. » C’est de cette même manière qu’ils ont répondu à un message du président de la République, Émile Lahoud, qui avait qualifié de « vilaine action » l’attentat contre Rafic Hariri : les manifestants ont alors ajouté l’adjectif « vilain » à des portraits de M. Lahoud, les brandissant place des Martyrs. Interrogé sur ce plan, M. Srage donne l’exemple de la manifestation du 8 Mars, place Riad el-Solh, organisée par le Hezbollah, et celle du 14 Mars, qui est devenue le symbole du Printemps de Beyrouth, et explique le concept de « slogan et contre-slogan ». « Dans certains slogans, les manifestants du 8 Mars ont voulu répondre aux leitmotivs de la foule qui se rassemblait tous les lundis place des Martyrs », indique-t-il. Ainsi « la Syrie dehors », slogan des souverainistes, devient pour les partisans du Hezbollah et d’Amal « L’Amérique dehors », ou encore « Nous voulons dire la vérité, nous ne voulons pas de la Syrie » pour les premiers, devient « Nous voulons dire la vérité, la Syrie est notre sœur » pour les seconds. Des slogans publicitaires déformés Quatre jours après le 8 Mars, les manifestants du 14 Mars ont répondu. Certains ont utilisé les mêmes slogans que ceux de leurs opposants en corrigeant cependant… les fautes d’anglais et de français. Sur un calicot du 14 Mars, par exemple, on pouvait distinguer une pancarte brandie le 8 Mars, avec une correction de la langue française… On invente aussi de nouveaux slogans : « Nasrallah, dis la vérité, c’est bien nous les plus nombreux », crie la foule du 14 Mars s’adressant au secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. En étudiant la typographie des slogans, Nader Srage a remarqué que « les partisans du 8 mars et du 14 Mars écrivent différemment, en langue arabe, le terme “ Amérique ” ». Reste à savoir si le choix d’une certaine typographie influe sur la perception que l’on a d’un terme, d’un concept ou d’un pays donné… Pour en revenir aux slogans de l’intafada de l’Indépendance, M. Srage indique que la foule a déformé des slogans publicitaires. Ainsi le « Keep walking » d’une marque de whisky a été vu sur un caliquot place des Martyrs peu après le début du retrait syrien du Mont-Liban. Ce slogan a été inscrit au-dessous d’une carte du Liban où l’on a dessiné des flèches partant vers la Syrie. Pour présenter la 1559, certains manifestants ont eu recours à des publicités de détergents auxquels « aucune trace ne résiste ». Beaucoup de chansons aussi ont été utilisées. Certains de leurs termes ont été remplacés, notamment des comptines arabes, ou des chansons libanaises. D’autres sont restées intactes comme le titre intact d’une chanson anglaise des années soixante-dix, One Way Ticket, que l’on pouvait lire sur un calicot et qui s’adressait évidemment aux soldats et services de renseignements syriens qui quittaient le pays. Les manifestants ont eu recours, également, aux programmes de télévision, notamment Star Academy, où Lahoud devient l’un des candidats nominés. « Ils ont aussi détourné des proverbes », indique le linguiste, donnant l’exemple du proverbe « Si la parole est d’or, le silence est d’argent », qui est devenu « Si la parole est d’or le silence est un scandale », les manifestants voulant que la lumière soit faite sur l’attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri. En ce qui concerne la langue utilisée, M. Srage la qualifie de « langue fait maison », expliquant que « les Libanais ont conçu leurs slogans selon leur image, leur personnalité, leur appartenance sociale, leur savoir et leur technicité ». « Les slogans n’étaient pas conçus par des partis politiques, dit-il, mais en famille ou entre amis ». Quant aux langues utilisées, la plus courante était l’arabe dialectal. « Souvent les expressions fortes et osées frôlaient l’injure », indique Nader Srage, ajoutant que « l’anglais apparaît comme la langue étrangère la plus utilisée. Elle a pour but notamment de faire passer le message au plus grand nombre d’étrangers. La langue française vient en troisième position ». Il met aussi l’accent sur des calicots bilingues ou encore des termes en langue arabe écrits en lettres latines. Par exemple « Ya razil » (vilain) ou les divers « moo » (négation syrienne). Pour Nader Srage, les manifestants, véritables artisans de l’intifada, sont allés au-devant des revendications des politiciens. Ainsi, quelques jours après l’attentat contre le Premier ministre Rafic Hariri, ils ont brandi les portraits des généraux arrêtés des mois plus tard à la demande de la commission d’enquête internationale. En février et en mars derniers, pour la première fois depuis de longues années, tous les Libanais ont osé dire publiquement et sur les grandes places ce qu’ils pensent. L’intifada de l’Indépendance était probablement – pour certains – teintée d’un goût de défi face à la peur. Patricia KHODER
Révoltés, les Libanais se sont emparés de la rue l’année dernière juste après l’assassinat, le 14 février 2005, de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Spontanément, ils ont appelé à la liberté et à la souveraineté. Au fil des jours (à l’occasion des manifestations des lundis, en février et mars derniers), des discours (notamment le message au Parlement syrien du...