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Actualités - OPINION

IMPRESSION Le jour d’avant

Les Américains ont une expression surprenante pour qualifier les gens décalés, ceux qui n’ont rien compris à rien. Ils disent qu’ils sont « 10 septembre ». Chez nous, on ne compte plus les dates où tout a basculé, après lesquelles il est incongru de penser encore avec la mentalité « d’avant ». Je rêve encore parfois du 12 avril (1975). J’étais en sixième. Il faisait beau. Les mimosas en fleurs provoquaient des éternuements massifs dans la cour de récréation. Le règlement du collège imposait le port de l’uniforme, mais personne ne se conformait à la consigne des « chaussures marron ou noir ». Avec le printemps, la seule façon de se distinguer de la masse bleue était de porter des chaussures de couleur. Encore que cette acquisition à elle seule tenait souvent de l’exploit. On rentrait de l’école vers 16h. Il y avait encore les devoirs du lendemain à terminer. Le dîner et la douche devant être bouclés à 20h30, il fallait réussir à caser les études et la sortie au magasin de chaussures dans les quatre heures vacantes, en prévoyant un gaspillage d’une trentaine de minutes. En ce temps-là, tout se passait entre le centre-ville et Hamra. Cette artère, que l’argent des Palestiniens « blancs » avait contribué à transformer en centre névralgique du commerce urbain, n’était en réalité qu’un tuyau grêle où les véhicules ne roulaient qu’au klaxon. En dévorant patiemment, centimètre par centimètre, le macadam gras qui nous séparait du but, nous arrivions dans le meilleur des cas à franchir deux kilomètres en cinquante minutes. Le magasin de chaussures avait ce décor typique des années 70, sols et murs cannelle, miroirs partout et arêtes chromées. Au plafond, les projecteurs diffusaient une lumière aveuglante que les couleurs chaudes de la déco atténuaient à grand peine. En se frottant les yeux, on distinguait d’abord les monstrueux godillots destinés aux scolaires : cuir marron ou noir, semelles cloutées, lacets ou boucles démesurées à la mode de la décennie, le tout fait pour durer au-delà de la croissance organique d’un pied de 11 ans. Avec un coup de cirage et de chance, ils passeraient aussi, suprême argument de vente, au petit frère ou à la petite sœur, éternels recycleurs de mauvais achats. De l’autre côté, il y avait les Kickers, avec leur bout carré, leur couture sellier, leur daim multicolore, leur petite fleur attachée à l’œillet, leurs semelles de crêpe et cette odeur particulière qui résumait à elle seule l’idée du luxe dans le mental de l’enfance. Conciliant mon envie de couleur avec la fermeté du règlement, les négociations se sont arrêtées sur l’acquisition d’une paire chocolat avec quelques détails vert pomme. Selon l’humeur de la surveillante, je pouvais être en règle ou en totale infraction, situation périlleuse qui me faisait délicieusement battre le cœur dès la veille. Voilà comment on est « 12 avril ». Le souvenir d’un petit plaisir vous envahit comme un grand bonheur. J’aurais traîné ces chaussures de cage d’escalier en loge de concierge et en WC invité, dans tous ces lieux de convivialité sans fenêtres où l’adrénaline et la peur déchaînaient à chaque alerte des fous rires collectifs. Les 12 avril qui en ont réchappé sont encore persuadés d’avoir traversé pendant la guerre l’une des plus belles périodes de leur vie. Je connais aussi des 13 février. Le 14, malgré la prolongation sous diktat du mandat présidentiel, malgré la peur sournoise du régime sécuritaire renforcé, ils mettaient la dernière main à leur déclaration d’amour. C’était un lundi. Samedi soir déjà, ils avaient arrosé d’alcools forts la petite fleur fragile de leur idylle. Ce matin-là, ils faisaient la queue au comptoir des bijoutiers, en quête d’un gage. Un objet minéral, incorruptible, à glisser autour d’une phalange, à attacher autour de la nuque, en démêlant les cheveux pris dans le fermoir. La matière humaine est si délicate. De l’or, des pierres précieuses, voilà qui inscrit durablement les serments. Tout à l’heure, ils auraient rendez-vous au restaurant. Un petit paquet sortirait d’une poche, viendrait se poser rougissant sur la serviette. Vite, une goutte de vin viendrait calmer cette émotion qui monte. Si difficile d’offrir un cadeau. On ne sait jamais. Le choix, comme la valeur, est porteur de message. Comment sera-t-il reçu ? Une explosion sourde, mais ce n’est pas le cœur transi qui part en miettes. Une explosion, et rien ne sera plus comme avant. Voilà comment on est « 13 février ». On veut encore la vivre, cette Saint-Valentin qu’on vous a tirée sous les pieds. On se souvient comme d’un moment intense de ces quelques minutes de béatitude passées à choisir le bijou. L’après-midi du 14, on n’avait déjà plus la tête à ces fadaises. Le déjeuner n’a pas eu lieu, ou alors dans la panique. Comme dans cette publicité où l’on bascule le décor pour faire apparaître une Citroën, la ville s’est renversée pour révéler la révolte sous la résignation. Les 13 février ont fini par comprendre que ce pays est un long purgatoire où l’on tangue sans cesse entre l’enfer et le paradis. Voilà pourquoi ils ne sont pas encore dégoûtés de l’espoir. Fifi ABOU DIB
Les Américains ont une expression surprenante pour qualifier les gens décalés, ceux qui n’ont rien compris à rien. Ils disent qu’ils sont « 10 septembre ». Chez nous, on ne compte plus les dates où tout a basculé, après lesquelles il est incongru de penser encore avec la mentalité « d’avant ».
Je rêve encore parfois du 12 avril (1975). J’étais en sixième. Il...