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Actualités - OPINION

Le voile se mure

Depuis plus d’un siècle, la psychanalyse essaie de percer le secret des désirs. Il s’agissait au fond de comprendre ce qui pouvait stimuler le désir, le contrôler, le canaliser, le mettre à profit. Dans un premier temps, Freud a conçu le désir dans le cadre de l’Œdipe. L’enfant se trouvait stimulé par les soins qu’il recevait de sa mère. Et pour que cette stimulation ne soit pas excessive ou envahissante, le père devait lui mettre des balises. Un peu plus tard, Lacan a légèrement modifié l’éclairage du désir en disant que si la mère est désirable, c’est parce qu’elle appartient au père. Ce qui signifie que si d’aventure cette mère en vient à n’appartenir à personne, il y a de bonnes chances pour qu’elle ne soit plus tout à fait désirable. Lequel des deux était le plus proche de la vérité ? Probablement les deux. Le désir doit avoir en même temps un stimulant et un prohibant. C’est de leur opposition que naît le désir. Les voiles que portent les femmes en Orient ou ailleurs tirent leur intérêt principalement de leur capacité de voiler et de montrer en même temps. Depuis l’aube de l’ère grecque, on a reconnu l’importance du drapé qui venait, certes, mouler le corps mais, en même temps, en brouiller le galbe par des plis. En Égypte, il n’y a pas si longtemps, les femmes portaient la « mélaya laf » dont elles usaient avec un art consommé de la séduction pour couvrir leur bouche en parlant, pour mettre en relief le kôhl de leurs yeux ou pour envelopper ces parties de leur corps qui ressemblent à la lune du quatorzième jour. Ce qui est également susceptible de stimuler le désir, c’est la menace de mort. Le sacrifice d’Abraham menace Isaac de mort, mais finalement ne le tue pas. La simulation régulière de ce sacrifice est une des méthodes les plus utilisées en Orient pour stimuler le désir de faire quelque chose. Ce n’est pas forcément la mort qui est au bout de la menace, mais ça peut être n’importe quelle sanction que l’on finira par ne pas appliquer par indulgence : « al-Mossameh Karim ». Si l’incertitude du voile s’exerce sur les femmes, l’incertitude de la menace de mort s’exerce plutôt sur les hommes. Encore que nous ayons un cas très célèbre de menace de mort exercée sur une femme : je veux parler de Schéhérazade qui est supposée avoir produit un immense recueil de contes fabuleux grâce à la menace qui pesait sur elle. La menace de mort donnait la force de vivre comme tout à l’heure le voile donnait vie au désir. Mais cette menace de mort n’a jamais rien eu de terrifiant. Elle n’a jamais et en aucune façon entamé la joie de vivre et la jouissance qui caractérisaient l’islam sunnite. L’atmosphère érotique des Mille et Une Nuits est demeurée inchangée depuis l’époque des Abbassides et jusqu’à il y a vingt-cinq ans environ. Du jour au lendemain, l’atmosphère bon enfant qui régnait en Égypte ou ailleurs en Orient a commencé à se déliter. On peut même dater ce jour. Ça s’est passé le 6 octobre 1981, jour où Anouar Sadate a été assassiné par les islamistes. C’était le huitième anniversaire de la « victoire » de 1973, mais c’était aussi, comme par hasard, dans le calendrier islamique, la fête du mouton. Beaucoup ont alors dit, faisant de l’humour macabre : « Dabahou Aal Eid ». Ils ne croyaient pas si bien dire. C’était la première fois dans l’histoire qu’au lieu d’égorger un mouton à la place d’un humain, on avait sacrifié un humain à la place d’un mouton. Premier d’une longue série de sacrifices humains qui durent encore jusqu’à nos jours, ce sacrifice, comme tous les autres, se fonde sur un tout autre type de jouissance que celle à laquelle nous étions familiers. Le sacrifice d’Isaac tire son efficacité de n’avoir jamais été exécuté. Il reste une menace indéfiniment remise, dans laquelle la vie et la mort alternent de façon cyclique, sans jamais se décider d’un côté ou de l’autre. Cette logique de l’incertitude prend fin avec la décision de sacrifier l’homme de la façon la plus spectaculaire possible : il faut vraiment que le sang coule et que les chairs déchiquetées soient apparentes. C’est le carnage. Le dieu auquel on sacrifie a le goût du sang. Il faut le nourrir sans cesse de nouvelles victimes. Moyennant cette mort certaine, on obtient la certitude de la vie éternelle. L’incertitude de la vie et de la mort dans le sacrifice d’Isaac se brise en une double certitude : celle de la mort et celle de la vie éternelle. Du côté de la femme, l’incertitude du voile qui attise le désir en voilant/dévoilant des parties de son corps va se muer en certitude de tout voiler et tout dévoiler. La jouissance de l’odeur du sang et des chairs meurtries se traduit du côté de la femme par la jouissance du « tout voir », contre laquelle on essaie vainement de se défendre en accumulant les voiles les plus opaques possibles. On a beau voiler, il n’y a rien à faire, la nudité demeure inchangée, têtue, insistante. On transforme les voiles en rideaux impropres à capter le galbe des femmes. Il y a ici une lutte à mort, si je puis dire, contre l’impératif extralucide. On retrouve cette jouissance du « tout voir » dans le sentiment d’avoir perdu son intimité en raison du regard tout puissant de l’autre, mais aussi bien dans le surgissement d’une littérature pornographique en Égypte. Ce qui ne s’était jamais vu. Le voile chatoyant du temps d’Isaac est devenu mur infranchissable, comme un moule qui schématise le corps féminin. Il fonctionne en fait comme un sarcophage qui vient consolider autant que recouvrir des chairs autrement trop apparentes et surtout dispersées. C’est le même dieu qui réclame des hommes de la chair et du sang et qui réclame des femmes la totale nudité. Ce nouveau dieu est le résultat d’une mutation. Une mutation dont la source est purement logique. Le voile se mure. Karim Richard JBEILI
Depuis plus d’un siècle, la psychanalyse essaie de percer le secret des désirs. Il s’agissait au fond de comprendre ce qui pouvait stimuler le désir, le contrôler, le canaliser, le mettre à profit. Dans un premier temps, Freud a conçu le désir dans le cadre de l’Œdipe. L’enfant se trouvait stimulé par les soins qu’il recevait de sa mère. Et pour que cette stimulation ne soit...