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Réformes mais sans réformateurs

Par Hyam MALLAT En 1872, Victor Hugo, retour d’exil après la chute de Napoléon III, présenta sa candidature à l’Assemblée nationale. Il fut battu, ce qui le poussa à écrire au soir du 7 janvier 1872 : « Paris avait à choisir un représentant ou un député; il a choisi un député. » Tout est là, et c’est tout dire! Le gouvernement vient de gratifier le pays d’une commission chargée de rédiger une nouvelle loi électorale prenant en compte toutes les lois passées, toutes les propositions adressées au ministère de l’Intérieur et des Municipalités, et toute proposition qui pourrait lui être adressée après appel à contribution lancé par voie de presse et via le Journal officiel. Faut-il le dire ? Certes oui, puisque nombre de Libanais ignorent ou connaissent bien peu leur histoire. Le Liban connaît l’expérience des élections depuis 1868, soit donc sept ans tout juste après l’instauration de la « mputassarifiyya », ce régime d’autonomie garanti en 1861 par les grandes puissances de l’époque, dont l’Empire ottoman lui-même, et accordant à ce Petit Liban un statut déterminé dans le cadre du droit international public de l’époque, avec certaines prérogatives, alors exceptionnelles, dont l’interdiction pour l’armée ottomane d’entrer ou de traverser la zone de la « moutassarifiyya » sans un accord préalable de ses autorités. Si nous rappelons cela, c’est pour dire aussi que ces années 1860 ont vu se produire deux phénomènes publics majeurs de la vie publique libanaise : d’abord l’émergence des municipalités, avec la première municipalité en 1864 suivie de beaucoup d’autres, forme originale de gouvernance directe et que bien de pays de la région connaissent depuis peu de temps ou commencent à peine à adopter. C’est ensuite l’adoption dès 1868 d’un système électoral qui, sous diverses formes, demeure en vigueur aujourd’hui encore. Il n’est, pour s’assurer de l’importance de ces expériences premières et singulières, que de rappeler les élections dans la région de Batroun, le 9 avril 1881, quand le candidat du « mutilatrice » (gouverneur) Rustom pacha Kenaan Bitar fut élu contre le candidat de l’opposition Assaad Abi Saab à une voix de différence. Oui, à une seule voix de différence, ce qui l’obligea quelque temps après à démissionner face à une opposition pacifique. Il y a de quoi s’étonner que ce Petit Liban ait été capable d’une telle audace à une époque que bien des ignorants essayent de négliger, de méconnaître ou d’occulter. Plus encore, c’est à cette époque où, en dépit de toutes les contraintes, ces hommes, qui étaient véritablement les représentants du peuple, pouvaient faire preuve de courage, comme le montre le fait historique suivant : en 1876, avec l’accession au trône du fameux Sultan Abdul Hamid II, le grand wizir ottoman Medhat Pacha, voulant inaugurer la politique de réformes dans l’empire, adressa un ordre à chaque « wilayet » de faire élire deux députés pour former un Parlement de l’empire à Istanbul. Le conseil administratif de la « moutassarifiyya » du Mont-Liban rejeta à l’unanimité cette demande, considérant qu’elle constituait une réduction des prérogatives accordées par le protocole international de 1861. Furieux, Medhat Pacha s’adressa aux ambassadeurs des grandes puissances pour leur demander de donner des instructions à leurs consuls à Beyrouth afin qu’ils interviennent auprès de leur clientèle pour approuver les élections. En dépit des intimidations et des pressions, le conseil rejeta à nouveau la demande du grand wizir. Si nous rappelons ces faits, c’est bien pour montrer toute la différence entre le courage politique, qui permet à des politiciens dotés d’une profondeur historique sensible de prendre des positions courageuses dans l’adversité, et la malice politique, qui, sous des dehors de courage, peut constituer une véritable complicité avec ceux que l’on fait semblant de combattre. Si nous rappelons ces faits, c’est aussi parce qu’ils jettent une petite lumière sur notre histoire si sombre et si complexe, et qu’il est toujours digne pour un pays qui se veut démocratique de ne pas oublier. Certes, la démocratie au Liban connaît des imperfections, mais elle permet au moins aux citoyens d’exprimer leurs choix et leurs opinions pour se convaincre eux-mêmes de leur bien-fondé – à défaut d’en convaincre leurs députés et leurs édiles. En effet, que de personnes prennent position, affirment, polémiquent et finalement proposent n’importe quand n’importe quoi à n’importe qui sans se soucier de crédibilité ou de faisabilité. Et puis, à force de vouloir tout faire, personne ne sait plus par quoi commencer. Certes, tout est important dans la vie publique, et il n’est jusqu’à la grève des éboueurs pour susciter problèmes et polémiques. Toutefois, et à partir du moment où s’impose la gravité du « politique d’abord », il est bien nécessaire d’identifier la première des réformes, à savoir la réforme politique. Or, il faut des réformateurs pour une réforme. Et pour cela, il n’y a que deux moyens connus – et reconnus – jusqu’à présent pour accéder au pouvoir dans un système démocratique : les élections et la cooptation. Pour ce qui est des élections, celles-ci supposent, pour permettre le succès de personnes représentatives de la nation dans le vrai sens du mot, un système électoral autorisant une bonne représentativité sur la base d’une loi électorale crédibilisant cette même représentativité. Point n’est besoin de partis, de tendances, de mouvement… l’héritage socio-historique du Liban – si présent dans la personnalité de base du Libanais – et que chancelleries, politiques, analyses, opinions ou autres minimisent, occultent ou négligent, reste l’un des déterminants fondamentaux de la vie politique. Et cet héritage - avec ses divers paramètres liés à la présence individuelle, le poids électoral, les services rendus, le poids de l’argent – constitue à lui seul problème, et requiert un dosage dans la détermination des circonscriptions et la qualité des mécanismes électoraux. Quant à la cooptation, soit donc le choix de personnes par les autorités en exercice pour assumer des responsabilités publiques, sa qualité dépend elle-même de la qualité de ceux qui choisissent. Dès lors, entre les élections et la cooptation, les Libanais peuvent se targuer d’avoir en poste ceux qu’ils choisissent, ceux qu’ils s’imposent à eux-mêmes et finalement tout ce qu’ils méritent. En effet, si la réforme politique passe par une loi électorale de représentativité, cette même loi devrait également permettre d’éviter un « krach » éthique, car il faut manquer singulièrement d’odorat, être aveugle ou sourd pour ne pas sentir, voir et entendre ce qui se rapporte à l’argent. Certes, qui peut nier le rôle et la place historique de l’argent dans toutes les sociétés, et particulièrement dans la vie politique libanaise depuis Fakhreddine jusqu’à nos jours ? Mais quand, d’un moyen de la vie publique, l’argent devient unique moyen et but même de cette vie politique, seul le retour aux fondements historiques de ce pays, avec un découpage électoral équilibré sur la base historique de ces cazas qui ont permis l’émergence de la vie publique au Liban depuis le XVIIIe siècle, permettrait d’asseoir une bonne représentativité. Car finalement, si cette loi électorale – et qui n’est pas la première après 140 ans d’exercice électoral – fait verser autant d’encre et suscite autant de déclarations, c’est parce que, contrairement à nos pères, qui connaissaient le poids des mots et savaient que toute position publique constituait une responsabilité et donc un risque, le baragouinage ne vaut pas pour la politique car à force de ne parler que pour faire croire à des réformes, le moment viendra où le Liban risque de se retrouver sans réformes ni réformateurs.
Par Hyam MALLAT
En 1872, Victor Hugo, retour d’exil après la chute de Napoléon III, présenta sa candidature à l’Assemblée nationale. Il fut battu, ce qui le poussa à écrire au soir du 7 janvier 1872 : « Paris avait à choisir un représentant ou un député; il a choisi un député. »
Tout est là, et c’est tout dire!
Le gouvernement vient de gratifier le pays d’une commission...