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Dans les cafés, les banques, les entreprises et à l’université, la mixité est interdite À Djeddah, une société figée où les femmes tentent de se faire une place au soleil (photos)

DJEDDAH - De notre envoyée spéciale Scarlett HADDAD Elles s’appellent Sultana, Loujayn, Khouloud, Dina, Reem, Nudd et Asma, et elles sont l’avenir de l’Arabie saoudite. Dans le superbe bâtiment de Dar al-Hekma College, la première université du royaume assurant aux jeunes filles les formations d’architecte d’intérieur, de dessinatrice graphique, en plus des langues et d’un mélange de business et d’informatique, elles aspirent, voire construisent, la modernité, en essayant de prendre en main leur destin, tout en respectant la tradition et l’islam qu’elles ne songent nullement à contester. Au pays du wahhabisme, du pétrole et de la «moutawaa» (sorte de police religieuse, chargée de veiller à l’application de la charia: les patrouilles sont formées d’un homme barbu, à l’allure ascétique, muni d’un bâton et entouré de deux policiers), les jeunes filles cherchent à occuper un rôle plus important au sein de la société, qui jusqu’à présent n’avait guère été clémente à leur égard. Mais si l’avenir est en marche, les forces de régression résistent encore et, si de plus en plus de pères et d’époux encouragent les femmes à être plus autonomes, le changement est lent, très lent, comme les heures chaudes du printemps de Djeddah. Pour une étrangère (même arabe), le choc du voyage en Arabie saoudite commence dans l’avion. Quelques minutes avant l’atterrissage, les femmes, peu nombreuses il faut le reconnaître et la plupart du temps accompagnées d’enfants ou d’hommes, se transforment en corbeaux. Avec dextérité, elles se couvrent de leurs abayas noires, à la coupe identique, où seuls la qualité du tissu et quelques discrets ornements peuvent faire une différence minime. Les Saoudiennes, les musulmanes en général, cachent aussi leurs cheveux sous des foulards, noirs de préférence, les autres préférant attendre encore un peu, l’aéroport étant considéré comme un lieu cosmopolite. Les formalités achevées, c’est la première rencontre avec Djeddah, surnommée par les Saoudiens eux-mêmes «la perle de la mer Rouge». Le vent est déjà chaud et la température tourne autour des 32 degrés, dans une ville qui a de vagues airs de Miami: des constructions basses, espacées, des fast-foods à l’américaine en quantité et des routes larges et bien asphaltées à perte de vue. La corniche est ici longue de 20 kilomètres, avec une allée spéciale pour le jogging que les femmes doivent faire, quand elles le font, en abaya et foulard. C’est qu’en Arabie saoudite, les activités sportives, surtout de plein air, ne sont pas très prisées. Il est vrai que le climat ne s’y prête pas. Une incroyable succession de palais À l’œil étonné, s’offrent des centres commerciaux à l’architecture aussi moderne que variée, abritant les magasins les plus sophistiqués et les marques les plus chères. Il y a aussi, le long de la mer totalement immobile tant elle est calme, la plus impressionnante succession de palais jamais vue au monde, bien abrités derrière leurs murs d’enceinte. Djeddah la désertique est transformée en jardin, avec ses palmiers, ses pelouses et ses terres gagnées sur la mer, ainsi que ses hôtels d’un luxe inouï. On pourrait presque croire que cette ville du Sud, sur la côte ouest de l’Arabie, est un paradis. Pourtant, dans cette capitale économique, considérée comme la ville la plus ouverte du royaume, le climat est lourd et la mixité presque totalement inexistante. En voulant donc y regarder de plus près, l’étranger va de choc en choc. Au fur et à mesure qu’on circule dans les rues des quartiers aisés, parce qu’il y en a d’autres à Djeddah qui le sont beaucoup moins (en fait, le nord et l’ouest sont riches, alors que le sud et l’est de la ville sont des foyers de misère), ce n’est plus la chaleur qui oppresse, mais le spectacle: les femmes n’ont pas le droit de conduire. Bien couvertes par leurs abayas, elles se dissimulent dans les voitures conduites par un chauffeur, «le sawwak», personnage important dans leur vie, car soit il est la clé de leur autonomie, soit il est le chaperon et le gardien. Les nombreux restaurants de la ville ont tous deux entrées séparées, une dite pour les familles, où hommes, femmes et enfants, liés par des liens de parenté, peuvent s’installer, et une autre pour les hommes célibataires, qui disposent d’une salle à part, où ils noient leurs fantasmes dans un café très parfumé à la cardamome, en fumant la chicha, ce long narguilé dont le tabac est à base de fruits marinés dans un sirop sucré à l’odeur écœurante. Comme le faisait remarquer un chauffeur de taxi, en Arabie saoudite, les femmes sont identifiables à leurs chevilles. Car si les abayas doivent être très longues et dissimuler les chaussures, en marchant, et surtout en gravissant les escaliers, il n’est pas rare que les femmes dévoilent un peu de leurs pieds. Bien sûr, certaines femmes, surtout des étrangères, sortent tête découverte, mais elles restent une très petite minorité. Portes et salles séparées C’est partout le même spectacle: dans les cafés, les restaurants, les centres commerciaux et même les banques, divisées, elles aussi, en ailes séparées, une pour les femmes (où toutes les employées sont des femmes) et une autre pour les hommes (où tous les guichets sont occupés par des hommes). Même au sein des entreprises, la non-mixité doit être respectée. Si certaines compagnies commencent à embaucher des femmes, elles les placent dans des salles séparées. Et si entre la salle des hommes et celle des femmes, la porte s’ouvre fréquemment en cours de journée, elle reste hermétiquement close lors d’une inspection officielle. Comment, dans ce cas, fait-on pour se marier? Une Saoudienne raconte que les mères passent leur temps à assister à des mariages. C’est là qu’elles sélectionnent les candidates acceptables pour leurs fils. Dans ces cérémonies, les femmes sont séparées des hommes et les mères ont amplement le temps de regarder, de questionner et de recruter les jeunes filles dignes d’être épousées... Bien que le niveau de tolérance y soit un peu plus élevé, Djeddah, comme le reste de l’Arabie saoudite, ploie sous le joug d’un islam sévère, voire rigide. Selon certaines confidences, la situation était différente il y a plus de trente ans, lorsque les règles austères étaient souvent transgressées. Mais depuis la seconde guerre du Golfe, les mouvements islamistes se sont développés, imposant leur vision rigide de la vie à l’ensemble de la société, et la politique actuelle de l’Administration américaine, au lieu de les affaiblir, braque au contraire les jeunes contre l’occidentalisation du pays. Cinq fois par jour, tous les centres et magasins doivent fermer à l’heure de la prière, les hommes n’étant toutefois plus obligés de prier. Certains – et certaines – déploient leurs tapis là où ils se trouvent, d’autres errent dans les rues, en attendant le signal de la fin de la prière. Mais si la «Moutawa» surprend un magasin ou un restaurant ouvert, c’est l’amende et parfois la prison. Même les escaliers roulants, dans les centres, doivent s’arrêter. Le régime reste intraitable sur cette exigence religieuse. De même, dans les lieux publics, la musique est interdite. Lorsque l’un des restaurants les plus huppés de la ville s’autorise les services d’un pianiste (qui joue bien entendu des morceaux classiques), c’est un grand événement. Et, dans Djeddah, qui s’anime, surtout à la nuit tombée à cause de la chaleur, malgré les structures de divertissement les plus recherchées, l’ambiance reste triste. On erre d’un café à un restaurant et vice versa, sans pouvoir s’amuser réellement, ni surtout se mélanger. Les rares librairies de la ville restent assez pauvres en ouvrages politiques ou en romans de détente, par crainte de situations non autorisées par l’islam ou d’appels au changement des régimes en place. Finalement, les étagères sont surtout occupées par des ouvrages techniques, des publications informatiques ou des livres de cuisine. Rien de très gai, donc. Et pourtant, les Saoudiennes sont des femmes comme les autres, avec les mêmes préoccupations et les mêmes soucis. Une hantise pour les femmes: la répudiation ou le divorce À Djeddah, les centres de chirurgie esthétique et de soins de beauté se multiplient comme des petits pains. La véritable révolution a commencé avec la télévision câblée et en voyant les créatures de rêve des vidéo-clips, elles veulent toutes leur ressembler, pour ne pas être répudiées par leurs époux. Ne sont autorisées à entrer dans ces centres que les femmes évidemment. Mais à l’intérieur, on se croirait dans une clinique hollywoodienne. Une blonde parfaitement maquillée, botoxée et collagénée est à l’accueil et vous met aussitôt le grappin dessus, noircissant votre peau à volonté pour vous entraîner dans des traitements compliqués, généralement de longue haleine. Coiffure, couleur, massages, soins divers, tout est là pour la remise en forme et en formes de la femme saoudienne soucieuse de garder son époux. Ce souci est d’ailleurs presque pathétique, tant la femme se sent menacée en Arabie saoudite. Et c’est surtout cette situation précaire qui la pousse aujourd’hui à réagir, à vouloir se doter d’un métier pour se protéger en cas de divorce. Car si l’homme est obligé d’assurer ses besoins financiers, une femme divorcée ou répudiée n’a plus d’existence propre si elle n’a pas une occupation. Désormais, toutes les Saoudiennes veulent travailler, les plus jeunes surtout, qui ont appris de la situation de leurs mères et veulent éviter de reproduire le même schéma. Entre femmes, l’atmosphère est gaie et détendue À Dar el-Hekma, elles sont près de 500 étudiantes, belles à croquer, pleines d’enthousiasme et d’espoirs. Accompagnées par les chauffeurs le matin, elles arrivent en abayas et foulards et s’empressent de s’en débarrasser, dès l’impressionnante porte en bois franchie. Aussitôt, l’ambiance se transforme totalement. Sous la voûte vitrée, qui capte les rayons du soleil, sans leur chaleur écrasante, ce ne sont plus que rires, confidences, discussions animées et échanges divers, dans des tenues modernes, où le string pointe parfois sous le jeans taille basse. Entre femmes, tout est permis et le seul formalisme qui continue d’exister oppose les étudiantes à leurs professeurs ou au staff de l’université. Fondé en 1998 par un groupe d’hommes d’affaires voulant aider les femmes à se doter de métiers nouveaux répondant aux besoins de la société, Dar el-Hekma a véritablement démarré en 1999. Le bâtiment, d’une architecture moderne et lumineuse, est conçu pour accueillir 1500 étudiantes, mais la première année, il n’y en avait qu’une centaine. Voulant encourager les jeunes filles à s’y inscrire et conscient que les frais sont plutôt élevés puisqu’il s’agit d’une université privée, le gouvernement a alors décidé d’accorder des bourses. Aujourd’hui, les étudiantes sont près de 500, avec quelque 40% de boursières. Elles se divisent entre les différentes sections de l’université, qui vont du nursing au MIS (Management Information Systems), en passant par le design d’intérieur et le graphic design, ainsi que les langues, selon un schéma largement inspiré du modèle américain. Doyenne (Dr Ibtissam Fakhani), chefs de section, enseignantes, administratives ou étudiantes, c’est un univers de femmes. Et lorsqu’il arrive par malheur qu’un homme, un travailleur immigré essentiellement, ose s’aventurer sur les lieux, il doit raser les murs comme un voleur, sans oser lever les yeux, car les femmes circulent ici librement, sans abaya ni voile. Lorsque Dar el-Hekma a ouvert ses portes, le pourcentage d’enseignantes étrangères était plus élevé qu’aujourd’hui. Mais le Dr Ibtissam et son adjointe pour les affaires académiques, le Dr Suzanne Fakhani, refusent d’y voir le résultat du vent de «saoudianisation» qui souffle actuellement sur le pays, mais plutôt le fait que les ressources humaines sont en train de se renforcer en Arabie. De fait, depuis le 11 septembre 2001, beaucoup de Saoudiens et de Saoudiennes qui se trouvaient aux États-Unis ont préféré rentrer au pays, avec leurs fortunes. C’est pourquoi Djeddah connaît aujourd’hui un véritable boom économique, notamment sur le plan de la construction, de la création d’emplois et, au niveau de l’université, du renforcement du personnel saoudien. Tous les postes-clés sont donc occupés aujourd’hui par des Saoudiennes, même si le PDG de l’université, l’architecte Zouheir Fayez, affirme que Dar el-Hekma a encore besoin de compétences étrangères (la responsable de la section MIS est d’ailleurs libano-américaine). D’autant qu’il forme le projet de l’agrandir pour créer un département de «fashion design» et peut-être un autre de journalisme. En ce qui concerne les études de droit, c’est un peu plus compliqué, car ce n’est apparemment pas demain que les femmes pourront siéger devant un tribunal, même lorsque l’accusée (ou la victime) est une femme. Il faut donner du temps au temps, dit-on ici avec philosophie, même si, aux yeux des Américains et de certains Saoudiens, l’évolution est assez lente. Le pire pour les Saoudiennes serait toutefois que l’alternative du changement ne soit offerte que par les intégristes. Pour éviter cela, elles doivent se battre en front uni. Ce n’est sans doute pas encore le cas, mais l’éducation est la clé de l’avenir, comme le dit M. Zouheir Fayez. Histoire d’amour au pays des cheikhs «Vous ne pouvez pas ne pas me reconnaître. Je suis la plus petite femme de Djeddah». Maguy Saba, épouse Saleh Ben Laden, est peut-être très petite de taille, mais elle dégage une énergie immense. Il y a 29 ans, en 1975, elle était venue rejoindre son père à Djeddah, pour fuir la guerre du Liban. Elle avait dix-sept ans et, à l’époque, la situation en Arabie était moins austère, puisqu’en débrouillant un travail de secrétaire (aujourd’hui, les femmes ne sont pas les secrétaires des hommes), elle a rencontré celui qui allait être son mari, malgré les objections de sa famille. Saleh Ben Laden, cousin germain d’Oussama, a tout fait pour séduire la jeune et pétulante Maguy, et depuis, entre eux, c’est un amour qui ne s’est jamais démenti et qui fait envie à tout leur entourage. Originaires de Médine (qui doit son nom au fait qu’elle a accueilli le Prophète, chassé de La Mecque, et abrite son tombeau), les Ben Laden sont une famille très puissante, chargée de la plupart des grands projets dans la région, notamment l’aménagement des lieux saints. La jeune Maguy s’est rapidement adaptée à sa belle famille, qu’elle rencontre très souvent, n’ayant pas elle-même de famille à Djeddah. Elle a même rencontré Oussama au cours d’une réunion de famille, avant son départ pour l’Afghanistan, affirmant qu’il a toujours été spécial, voire différent. En tout cas, son mari à elle est un modèle de tolérance et, au fond, c’est tout ce qui lui importe. Enseignante à l’Université Abdel-Aziz pour les filles, Maguy est devenue saoudienne à plein temps, mais garde le Liban au fond de son cœur, comme une richesse de plus. «Scènes particulières » dans un café La séparation entre hommes et femmes ayant beau être très stricte en Arabie, il y a toujours moyen de la contourner. Pour cela, certains jeunes prennent des risques énormes, se faisant souvent aider par les domestiques ou les chauffeurs. Sans oublier le téléphone cellulaire, dont l’usage est particulièrement répandu. Alors qu’elles sont installées à l’arrière de la voiture, pendant que le chauffeur conduit, il arrive aux femmes de recevoir sur une carte lancée par la fenêtre un numéro de téléphone ou même un appareil qui sonnera une minute plus tard. La suite des événements dépend de la femme. Dans un café très prisé de Djeddah, qui respecte strictement la séparation entre hommes et femmes, il arrive aussi que, dans les coins «cosy», des jeunes gens non mariés ou apparentés par des liens de sang s’assoient côte à côte, avec la complicité d’une domestique censée jouer le rôle de chaperon, ou du chauffeur qui attend dehors. Si l’une des autres clientes se plaint, les managers sont obligés de sévir, sinon, tout le monde fait semblant de ne rien voir… «Java Lounge», premier restaurant mixte de Djeddah Son ouverture a fait l’effet d’une bombe. Pourtant, sans protection particulière à l’extérieur, le Java Lounge est le lieu où il faut désormais se rendre lorsqu’on se trouve à Djeddah. D’abord, il n’a qu’une seule entrée, pour hommes, femmes, couples ou familles. Ce qui est en soi un événement immense. Ensuite, si les femmes et les familles sont installées à l’étage supérieur, alors que les hommes célibataires sont en bas, ils peuvent se voir et même se lancer des regards furtifs. Le décor de ce restaurant, très particulier, rappelle celui du Bouddha Bar de Beyrouth, Bouddha en moins bien sûr, car en Arabie, la seule religion autorisée est l’islam. Enfin, et ce n’est pas le moindre des attraits du restaurant, le manager qui accueille les clients est un jeune homme élégant, à la queue-de-cheval longue et soignée. Ce qui est aussi un événement en Arabie. Avec un menu éclectique, à base de fruits de mer et de «najil», poisson de la mer Rouge, le Java Lounge a tout pour attirer les clients, en quête d’un peu de mixité et de modernité. De midi jusque tard dans la nuit, il ne désemplit pas et les clients restent des heures à s’observer d’un étage à l’autre, en fumant l’odorante «chicha». Ce restaurant est le seul à donner un avant-goût de mixité dans toute l’Arabie. Mais certaines plages privées, dit-on, des sortes de clubs, seraient aussi mixtes. Elles sont loin de la ville, dans des endroits à l’écart, alors que le Java Lounge est dans l’un des centres les plus prisés de la Djedda.

DJEDDAH - De notre envoyée spéciale Scarlett HADDAD

Elles s’appellent Sultana, Loujayn, Khouloud, Dina, Reem, Nudd et Asma, et elles sont l’avenir de l’Arabie saoudite. Dans le superbe bâtiment de Dar al-Hekma College, la première université du royaume assurant aux jeunes filles les formations d’architecte d’intérieur, de dessinatrice graphique, en plus des langues...