Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Danger, démocratie

Un journal fermé pour incitation à la sédition ; Moqtada el-Sadr déclaré hors la loi parce que ses prêches sont jugés dangereusement enflammés ; les manifestations de ses partisans réprimées par la force, pour risque de débordements ; à quoi s’ajoute, depuis lundi midi, une gigantesque opération censée pacifier les régions turbulentes : il faut croire que les Américains ont, de la démocratie, une conception quelque peu différente de celle de leurs protégés. Les pays arabes, hier invités expressément à remettre de l’ordre en leur demeure politique, devraient retenir cette belle leçon que s’ingénie à leur donner, depuis le week-end passé, M. Paul Bremer, l’administrateur US en instance de départ, et auquel Washington n’a pas encore trouvé de remplaçant. Que l’étincelle soit partie de l’arrestation, samedi, d’un lieutenant du bouillant imam, accusé d’avoir organisé le meurtre, il y a un an à Najaf, d’Abdel-Majid al-Khoï ; que les troupes de la coalition – occupantes pour les uns, libératrices pour les autres – se sentent tenues de préserver la sécurité – la leur pour commencer –, ne change rien à la donne. Il y a lieu de craindre que tous les ingrédients ne soient désormais en place pour rendre plus volatile encore une situation que nul parmi les génies qui avaient conçu l’opération « Shock and Awe » n’avait semble-t-il prévue, alors même qu’en son temps, les chancelleries amies multipliaient les avertissements. Au départ, il est cruel de le rappeler, toute l’aventure irakienne devait n’être qu’une promenade de santé et les braves GI allaient être accueillis en libérateurs dans les rues et les faubourgs de Bagdad. Des Irakiens qui n’avaient pas remis les pieds dans leur pays depuis plus de trente-cinq ans s’y étaient engagés auprès de leurs protecteurs, et les rapports de la CIA, à l’origine tout en nuances, avaient été revus et corrigés par des « spin doctors » pour accréditer cette thèse. La découverte puis le démantèlement des armes de destruction massive devaient achever de discréditer le régime honni de Saddam Hussein et justifier l’intervention militaire. On a vu ce qu’il est resté de ce savant échafaudage. Aujourd’hui, la situation est d’une gravité telle que Richard Lugar, le vénérable président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères, a jugé indispensable de sonner le tocsin. « L’insurrection en cours, a-t-il dit, peut déboucher sur une guerre civile. » Le remède de cheval qu’il préconise ? Rien moins que l’envoi d’effectifs armés supplémentaires et le report à une date indéterminée du transfert de souveraineté, initialement prévu pour le 30 juin. Si le deuxième conseil peut paraître judicieux – encore qu’il fasse grincer des hommes comme Ahmed Chalabi, impatient d’occuper le poste qu’il convoite depuis longtemps et que lui a promis Donald Rumsfeld –, le lancement dans la bataille engagée il y a quelques heures à peine de troupes fraîches est susceptible de réveiller de mauvais souvenirs que l’on croyait enterrés depuis l’ère vietnamienne. Le plus grave pour l’Administration Bush est qu’en vingt-quatre heures à peine, et sans qu’elle l’ait prévu, ses soldats se sont trouvés engagés, dans le triangle incluant Falloujah, contre des éléments armés sunnites, et à Sadr City mais aussi à Najaf et Koufa contre les combattants chiites de l’Armée du Mahdi. Impensable il y a peu : les frères ennemis se disent soudain prêts à « combattre les envahisseurs qui attaquent nos cheikhs et la marjaiya ». Ici et là cependant, des voix s’élèvent qui permettent de croire que l’heure H, celle de la grande déflagration, n’a pas sonné, à tout le moins pas encore. C’est le grand ayatollah Sistani qui appelle ses coreligionnaires à garder leur sang-froid, imité en cela par Sadr lui-même, qui demande aux siens de seulement (!) « terroriser » leurs ennemis. C’est l’autre grand ayatollah Bachir el-Najafi qui prône l’unité des rangs face aux forces étrangères responsables, a-t-il jugé, de tous ces bains de sang. C’est enfin le parti Daawa, soucieux de contribuer à sauvegarder les maigres acquis des mois écoulés, qui observe un silence prudent. Sur tout cela plane l’ombre menaçante de l’Iran : à Qom, le mentor de Sadr, le grand ayatollah Kazem Husseini el-Haïri, s’ingénie à verser de l’huile sur le feu par des déclarations qui résonnent comme autant d’appels à la guerre. Réalise-t-on à Washington à quel point est miné le terrain sur lequel se trouve engagée une Administration qui, de plus, est entrée dans la dernière ligne droite avant la présidentielle de novembre ? À quel point, surtout, il est difficile d’affronter un adversaire – sans crainte d’exagération, on peut déjà parler d’ennemi – qui affirme le plus sereinement du monde : « La mort et le martyre sont le lot quotidien des chiites.» Résignés, les Américains le sont encore plus – et incurablement optimistes – qui s’apprêtent à confier à une firme de relations publiques le soin de convaincre les Irakiens, et tout autant les Arabes, des mérites de la bien étrange entreprise de démocratisation en cours. Coût de l’opération : six millions de dollars. Il est vrai qu’à la clef, il y a les barils de pétrole et la sécurité d’Israël, une double entreprise qui mérite pareil investissement dans cette Mésopotamie où tout a l’odeur et le goût du sang. Christian MERVILLE
Un journal fermé pour incitation à la sédition ; Moqtada el-Sadr déclaré hors la loi parce que ses prêches sont jugés dangereusement enflammés ; les manifestations de ses partisans réprimées par la force, pour risque de débordements ; à quoi s’ajoute, depuis lundi midi, une gigantesque opération censée pacifier les régions turbulentes : il faut croire que les...