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Actualités - ANALYSE

Analyse - Entre démenti et quasi-aveu, le Liban n’améliore pas son registre Droits de l’homme : une marche à reculons

Cinquante-six ans. La Charte des droits de l’homme des Nations unies a un peu moins de 56 ans. Ce texte, dont l’impact sur les relations internationales – théorie et pratique – n’en finit pas de croître, le Liban ne s’était pas contenté de le signer. Il en fut, grâce à Charles Malek, l’un des auteurs privilégiés. Aux côtés de noms aussi prestigieux qu’un René Cassin et une Eleanor Roosevelt. Le nouveau-né de 1948 est aujourd’hui quinquagénaire. Loin d’avoir étendu son empire sur l’ensemble des sociétés humaines, il n’en est encore qu’aux prémices de son combat. Et pourtant, nul ne peut nier que des premiers balbutiements de la cause jusqu’à la formulation de ce « droit d’ingérence » si cher à Bernard Kouchner, du chemin a été parcouru. Que la parenthèse ouverte par les événements du 11 septembre 2001 ait relégué ce mouvement au second plan ne signifie guère qu’elle en a inversé la marche. Bien sûr, les politiques initiées par les puissances au nom des droits de l’homme ne sont pas toujours dénuées d’arrière-pensées, les normes d’application ne sont pas les mêmes pour tout le monde et les différences de conception persistent d’un pays à l’autre, d’une rive d’océan à une autre. Il n’empêche : que l’on croit ou non à l’innocence du rapport établi annuellement par le département d’État américain sur la situation des droits de l’homme dans le monde, la seule chose qui compte est que ce rapport existe, qu’il est soumis à des élus américains et qu’à la lumière de son contenu, Washington peut décider unilatéralement de sanctionner tel ou tel État jugé récalcitrant. Si l’Union européenne ne s’est pas encore donné, en la matière, les moyens d’une politique aussi dissuasive que celle des États-Unis, c’est bien évidemment en raison de la difficulté que rencontre une telle entité supranationale à mettre en œuvre une diplomatie commune. Mais il ne faut pas s’y tromper : toute avancée de la construction européenne entraîne inéluctablement, dans tous les domaines, un surcroît de pression sur le monde extérieur, à commencer par les voisins immédiats, avec lesquels des espaces de partenariat et des accords d’association existent déjà. Or, le chapitre des droits de l’homme n’est nullement absent de ces cadres, une réalité que certains États concernés, préférant se concentrer sur les avantages économiques d’une association avec le géant européen, font souvent mine d’oublier. C’est, par exemple, à ce titre que l’Europe s’est autorisée à sermonner le Liban après les récentes exécutions de condamnés à mort, les pays européens jugeant, à la différence des États-Unis, la peine capitale incompatible avec les droits de l’homme. Pour le moment, on en est encore aux sermons. Gageons qu’après la nécessaire digestion des nouveaux arrivants de l’Europe centrale et orientale, qui prendra forcément quelques années, le poids de l’UE se fera encore plus pressant sur la Méditerranée et le monde russe. Pour ce qui est des droits de l’homme, une telle évolution se traduira par la nécessité d’harmoniser des conceptions souvent antinomiques, ce qui ne se fera pas sans quelques accrocs. Il en est de même avec les États-Unis, qui peuvent d’ailleurs prendre l’Europe de vitesse avec leur projet de « Grand Moyen-Orient » déjà sur le feu. Que l’on considère les droits de l’homme comme un bel idéal du genre humain ou comme un formidable instrument de politique impériale – ou les deux à la fois – n’y changerait rien : les deux dynamiques occidentales – américaine et européenne – sont bel et bien enclenchées. Quant au développement considérable des ONG, y compris dans des pays autrefois hermétiques, il ne fera qu’accélérer le processus. Le problème est que face à ces dynamiques qui avancent parallèlement, un pays comme le nôtre connaît, et ce depuis la fin de la guerre, une évolution tout à fait contraire, ce que Nayla Moawad appelle une « arabisation dans le mauvais sens ». Il faut s’entendre. Le Liban n’a jamais été le paradis de la démocratie et des droits de l’homme que des naïfs versant dans l’autosatisfaction la plus béate s’employèrent durant des décennies à décrire. Mais puisqu’il faut comparer ce qui est comparable, c’est un lieu commun de dire qu’il était, de ce point de vue, bien mieux nanti que tous les autres États arabes. Tous. C’en est un autre de constater qu’aujourd’hui, ce n’est pas le Liban qui entraîne les Arabes dans son sillage, ce sont eux qui l’attirent dans leurs abîmes. Et quels abîmes ! Il faut s’entendre encore. Le Liban n’est toujours pas l’Irak de Saddam Hussein, ni l’Argentine de Videla, ni le Chili de Pinochet, pour ne citer que des exemples de régimes déchus. Mais il en a pris le chemin, et c’est tout aussi grave. Lorsqu’on voit la différence de traitement humanitaire que réserve l’État libanais à ses enfants, selon qu’ils soient détenus en Israël ou en Syrie, on mesure cette gravité. Le problème n’est pas d’avoir dressé des arcs de triomphe aux premiers – les seconds n’en demandent pas tant – mais simplement d’être incapable de dissocier l’humanitaire du politique, parfois jusqu’à nier l’existence de prisonniers en Syrie. Après cela, il faut du culot pour oser reprocher à d’autres des politiques de deux poids, deux mesures. Plus directement encore, les réactions suscitées au Liban par la publication, la semaine dernière, du rapport du département d’État pour l’année 2003 illustrent l’évolution de notre pays vers cette « arabisation dans le mauvais sens ». Sous la rubrique Liban, le rapport reprend en gros les mêmes constats que les années précédentes, évoquant des arrestations arbitraires d’opposants politiques, des mauvais traitements infligés à des détenus, allant parfois jusqu’à la torture, une politisation de la justice, mais aussi des pressions sur les libertés d’expression et de rassemblement. En somme, point de grandes révélations, en tout cas rien qui soit inconnu du grand public. Cela n’a pourtant pas empêché le procureur général Adnane Addoum de balayer d’un revers de la main toutes ces allégations, fondées, selon lui, sur des informations recueillies auprès de sources « suspectes ». Suspectes de quoi ? on se le demande. D’être en désaccord avec le pouvoir politique ? D’émettre des doutes sur certaines décisions de justice ? De vouloir appeler un chat un chat ? En réalité, le démenti de M. Addoum n’a rien de surprenant. L’histoire, y compris la plus récente, montre que, de par le monde, les « ministères de la vérité » de type orwellien ont toujours pullulé. Ce qui est désolant, c’est de constater qu’à une époque où de nombreux peuples de la planète se libèrent de telles pratiques, le Liban, lui, s’y installe. Au point où on en est, pourquoi ne pas prétendre aussi que les tabassés d’août 2001 devant le Palais de justice se seraient lourdement trompés, prenant pour d’affreux bourreaux des majorettes qui leur distribuaient des fleurs ?... Mais il y a plus intéressant. Au moment même où M. Addoum opposait son démenti, des « sources responsables » considéraient que les informations consignées dans le rapport américain étaient peut-être authentiques, mais qu’en tout état de cause, les États-Unis n’auraient pas dû en faire état. Une précision s’impose. Derrière le barbarisme arabophone de « sources responsables », se cache très probablement... un responsable. Au singulier. Qui plus est, il ne peut s’agir que d’un responsable politique, d’abord parce qu’il s’autorise un aveu presque explicite sur le fait que les autorités libanaises se rendent coupables de torture, de pressions sur la justice, etc., ensuite parce qu’un tel aveu trahit des considérations politiciennes évidentes. Nous sommes ainsi en présence d’un responsable politique qui, tout en usant de la langue de bois habituelle pour répondre aux Américains, cherche par la même occasion à glisser malicieusement son petit message, à savoir qu’il se démarque, lui, de ces pratiques et donc des autorités qui en abusent. De là à conclure qu’il s’agirait d’un responsable politique ambitieux – la proximité de la présidentielle développe les ambitions, c’est bien connu –, il n’y a qu’un pas qu’on serait libre de franchir ou pas. Cette mise au point faite, il faut s’arrêter sur l’argumentation avancée. On reproche notamment à Washington de vouloir « jeter l’opprobre » sur le Liban, en dépit des explications que fournissent régulièrement des responsables libanais concernés aux diplomates en poste à Beyrouth au sujet des atteintes aux droits de l’homme. Ainsi donc, l’opprobre ne viendrait pas de la pratique de la torture par elle-même, mais seulement du doigt accusateur. D’autre part, on dénie aux États-Unis le droit de sermonner le Liban sur les droits de l’homme, sous prétexte qu’ils ne sont pas eux-mêmes au-dessus de tout soupçon. Mais, outre le fait que Beyrouth a déjà répondu de façon similaire aux accusations lancées par Amnesty International, qui, elle, n’a ni envahi l’Irak ni ouvert un camp de prisonniers à Guantanamo, on ne voit pas comment il est possible de mettre en parallèle le comportement d’un envahisseur à l’égard d’une population étrangère et le traitement infligé à des Libanais par un pouvoir libanais. Guantanamo restera, à n’en pas douter, comme une tâche noire dans l’histoire de la démocratie américaine. Mais Guantanamo est aussi, a contrario, une preuve de la réalité de cette démocratie, puisque la démonstration est faite qu’aucun camp de ce type ne saurait voir le jour sur un territoire sous la juridiction des tribunaux américains. Pour l’État libanais, il n’est nul besoin, pour secouer ses prisonniers, d’aller les parquer sur une île lointaine. Il peut s’acquitter de cette tâche partout sur son territoire, à condition qu’on veuille bien le laisser tranquille. Il y a quelque temps, une chaîne du Golfe retransmettait un débat où il était question des pressions exercées par les États-Unis depuis le 11 septembre 2001 sur les monarchies de la région pour les amener à engager des réformes. Prenant part à la discussion, un ancien ministre koweïtien, de tendance libérale, disait à peu près ceci : les réformes que demandent actuellement les États-Unis, nous les réclamons depuis des années. Cela suffit-il pour faire de nous des agents à la solde de Washington ? Est-ce une raison pour discréditer les objectifs de ces réformes ? Reste un dernier point, relatif à la souveraineté nationale. Bien avant que le concept de « droit d’ingérence humanitaire » ne voie le jour, la Charte des droits de l’homme de l’Onu avait déjà fixé, ne serait-ce que sur un plan philosophique, certaines limites au principe de souveraineté absolue. Est-il encore admissible aujourd’hui de se prévaloir de ce concept pour continuer à torturer ? En tout état de cause, il est de notoriété publique que le Liban jouit à l’heure actuelle d’à peu près autant de souveraineté nationale que la principauté de Monaco. Alors, on s’explique mal pourquoi certains de nos politiques se précipitent ainsi pour défendre les fenêtres lorsque la porte est grande ouverte. Élie FAYAD
Cinquante-six ans. La Charte des droits de l’homme des Nations unies a un peu moins de 56 ans. Ce texte, dont l’impact sur les relations internationales – théorie et pratique – n’en finit pas de croître, le Liban ne s’était pas contenté de le signer. Il en fut, grâce à Charles Malek, l’un des auteurs privilégiés. Aux côtés de noms aussi prestigieux qu’un René...