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Le glaive et la balance*

D’abord, un tribut légitime de reconnaissance à ce ministre français des AE qui, il y a dix ans, proclamait qu’aucun arrangement au Moyen-Orient ne devrait se faire aux dépens du Liban. C’était Alain Juppé. Ses déboires judiciaires secouent aujourd’hui la France. Politiquement. Pour notre part, l’affaire ne présente d’intérêt que sur le plan purement juridique. Elle offre en effet une rareté, qui n’en est pas pour autant une anomalie : le tribunal a été bien plus loin dans son jugement que les réquisitions du parquet. Chez nous, si notre mémoire ne nous trahit pas, l’on trouve un précédent inversé, en remontant aux années soixante. C’est-à-dire qu’à l’époque, le procureur en charge du dossier de la banque al-Ahli avait refusé de harceler certains inculpés. En affirmant qu’il n’y avait pas assez d’éléments à charge et qu’il devait obéir à sa conscience, en servant la vérité. Ce qui est inscrit d’ailleurs dans la mission de tout le corps judiciaire, et même de ses auxiliaires, sans exception. Ce magistrat, Joseph Freiha, promis par la suite à de hautes responsabilités, avait été alors discrètement muté. Pour en revenir à l’actualité, le plus étonnant dans le cas Juppé n’est pas tant que le tribunal ait porté de 8 à 18 mois la peine requise de prison avec sursis. Mais d’infliger à l’inculpé, contre l’avis du parquet (qui est tout de même l’accusation !), la terrible peine d’inéligibilité durant dix ans. Le parquet est donc littéralement désavoué. Alors que, dans le système français (ce n’est pas le cas en Amérique), il fait partie du même corps étatique que la magistrature dite assise. Le camouflet est d’autant plus retentissant que les juges de siège se sont plaints (après coup, après le verdict) d’avoir subi des pressions. Ajoutant que leurs bureaux et leurs ordinateurs ont été visités. Par des fantômes sans doute semblables à ceux qui sévissent si allègrement chez nous ! Ce qui donne un peu à penser que la sévérité du jugement s’explique par une volonté de contrer la malfaisance. En lui montrant que si elle a une quelconque influence, c’est dans le sens contraire à celui qu’elle recherche. En même temps, les magistrats ont manifesté une étrange méfiance à l’encontre du parquet, puisqu’ils ne l’avaient saisi d’aucune plainte pour effraction caractérisée. Tout cela passe encore. En regard des attendus explosifs du verdict, qui ont surpris les juristes-puristes. D’après ces derniers, en effet, c’est en base d’une phraséologie aussi archaïque que résolument révolutionnaire (au sens 1793 du terme), que Juppé aurait, selon le tribunal, « trahi la confiance du peuple souverain. » Une expression à la Saint-Just, qui induit, tout bonnement, une leçon de morale civique. Pour la plupart des professionnels, le propos illustre un débordement, voire une dérive, de pouvoir à l’italienne. Dans ce sens que dans la Péninsule, mais aussi dans l’Hexagone, les juges (notamment les juges d’instruction) ont tendance depuis quelques années à interpréter extensivement leur vocation. Pour tenter de forger la société à l’image de leur vertu républicaine. En marchant ainsi sur les plates-bandes des législateurs. Car, s’il est vrai qu’un tribunal n’a pas à se contenter d’un rôle d’arbitre entre l’accusation et la défense, mais peut et doit juger toujours sur le fond en toute indépendance, il est rare que dans l’esprit des lois (comme dit Montesquieu), il s’autorise à philosopher. Sauf pendant la période révolutionnaire citée, puis dernièrement en Italie (à la faveur de la lutte double contre la corruption politique et la Mafia). En effet, les systèmes issus du droit romain comme du Code Napoléon cantonnent les tribunaux dans l’application des lois. Et leur interdisent, sauf exception motivée, toute interprétation des textes qui ne serait pas technique. Les magistrats jugent certes au nom du peuple souverain. Mais n’ont pas à penser pour lui, rôle qui reste dévolu au pouvoir politique. Ces considérations sont utiles à relever chez nous. Pour que l’on prenne garde, à un moment où tout le monde réclame plus d’autonomie réelle pour la justice, à ne quand même pas en faire une porteuse de glaive bien plus qu’une balance. Ces deux attributs de la redoutable Thémis. Aveugle de naissance. Jean ISSA *D’André Cayatte, 1962.
D’abord, un tribut légitime de reconnaissance à ce ministre français des AE qui, il y a dix ans, proclamait qu’aucun arrangement au Moyen-Orient ne devrait se faire aux dépens du Liban. C’était Alain Juppé. Ses déboires judiciaires secouent aujourd’hui la France. Politiquement.
Pour notre part, l’affaire ne présente d’intérêt que sur le plan purement juridique....