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REGARD - « Beyrouth 1965-2002 », croquis de Jacques Liger-Belair De plus en plus

Décidément, Beyrouth est à l’ordre du jour. Le poète Adonis, dans une conférence retentissante, règle d’anciens comptes avec une ville dont il trouve nullissimes l’architecture et l’urbanisme, vilipendant ses élites culturelles confites dans leurs aveuglements sectaires. L’installationniste Marwan Rechmaoui étale un plan de la capitale en caoutchouc (au CCF) pour inciter à réviser le découpage de l’espace citadin qui détermine comportements, codes sociaux, regroupements communautaires, convictions politiques et donc les faits et les événements, notamment dans les zones d’articulation de quartiers adverses, la fameuse ligne verte. Samir Kassir détaille dans un gros ouvrage l’Histoire de Beyrouth, y compris l’évolution des mentalités et des mœurs. Michael F. Davie dirige un travail collectif sur La Maison beyrouthine à trois arcades dont «le degré de perfection spatiale et volumétrique» reste inégalé en Orient. Une vingtaine de jeunes auteurs offrent leurs contributions à Transit Beyrouth, édité par Malu Halasa et Roseanne Saad Khalaf. Dans son installation à la galerie Fennel, Ginane Makki Bacho réfléchit sur les rapports entre la vie et l’art, la guerre et la paix, en confrontant ses expériences beyrouthines et new-yorkaises.
J’en passe beaucoup, cinéastes, vidéastes, photographes mémorialistes, romanciers, essayistes, plasticiens, tous axés, d’une manière ou d’une autre, sur Beyrouth. Qui prend une allure de plus en plus mythique dans les travaux des jeunes talents qui montent. Chacun aborde le thème à sa façon, avec sa rancœur ou sa douleur, ses préjugés ou ses craintes, ses souvenirs ou ses espoirs, sa volonté de comprendre, d’expliquer, de justifier, de contester, de fabuler, de provoquer…

À hue et à dia
Inévitablement, la diatribe d’Adonis a déclenché un déluge de ripostes, parfois de philippiques, plus ou moins bien considérées. Beyrouth connaît de nouveau de grandes polémiques à fort coefficient personnel et idéologique, signe d’agressivité, certes, mais aussi de vitalité, malgré le blocage politique et l’anémie économique.Vitalité parfois abusive, comme ces derniers jours où deux Salons du livre, l’un arabe, l’autre francophone, et deux festivals, Home Works II et Docudays, sollicitaient l’amateur qui ne savait plus où donner de la tête. Ce manque de coordination, qui crée tantôt des embouteillages, tantôt des passages à vide, est dommageable pour tout le monde, pour ne pas dire stupide. À tirer le Beyrouthin à hue et à dia, il finira, devant l’embarras de richesses et malgré l’excitation, par faire comme l’âne de Buridan, mort de faim, de soif et de perplexité entre un tas de foin et un seau d’eau, ne sachant lequel attaquer en premier. Comme le dit la vigoureuse expression beyrouthine: «Nazmouha ya chabeb».

Retour du refoulé
Parmi les nouveautés, un ouvrage tranche par son design qui reproduit un carnet de croquis à ressort d’un format respectable (42 x 30 cm): Beyrouth 1965-2002. Il groupe des croquis de l’architecte franco-libanais Jacques Liger-Belair sur la « ville heureuse» (1965), la «ville ravagée» (1991-1992) et la «renaissance de la ville» (1995-2002) avec une lettre-préface de Amin Maalouf et une postface de Ghassan Tuéni qui pointe le «retour de la concorde et de l’amour» qui permettra d’« achever de bâtir la cité » et de lui ménager des « lendemains glorieux». Mais la «maison à plusieurs chambres» finira-t-elle par comprendre que sa division intestine signifiera sa chute inéluctable ? On ose à peine l’espérer tant est âpre le ton de certaines controverses qui marquent le retour en force de thèmes longtemps refoulés.

Et pourtant fascinante
Contrairement à Adonis, qui juge Beyrouth à l’aune d’une ville occidentale idéale et le trouve défaillant, Jacques Liger-Belair, lui, aborde directement la ville, sans la référer à un quelconque prototype. Il l’adopte d’emblée comme sienne: «ville illusion, ville généreuse, ville gourmande et accueillante, ville unique, ville folle, Beyrouth, ma ville». Ses croquis de 1965 prennent la ville comme elle vient. Il me plaît fort que sa «ville heureuse» s’ouvre sur un panorama au pastel noir, entre mer et cimetière, du quartier des grands hôtels qui était le mien. Ces dessins linéaires aérés au trait vigoureux font le tour du centre-ville, du port au Musée, de la place des Canons au grand Sérail, de Maarad à Ras-Beyrouth. Ils suivent l’itinéraire obligé des albums de cartes postales de l’époque et abordent leurs thèmes de la même façon. Ils évitent, à leur instar, les quartiers tels que Mazraa, Achrafieh, Basta, le patriarcat, les banlieues de la misère au nord et au sud.
Liger-Belair ne voit d’abord de la ville que l’aspect pittoresque ou monumental. Celui que retiendrait un touriste de passage. Tout un pan de la réalité urbaine lui échappe, ou du moins ne sollicite pas son coup de crayon. Il faut dire que, pas plus que lui, les Beyrouthins d’origine et d’adoption, dans leur grande majorité, n’ont perçu les prémices de la tourmente qui devait, de la «ville heureuse», faire une «ville ravagée» et pourtant toujours fascinante, n’en déplaise à Adonis qui brûle aujourd’hui ce qu’il avait adoré hier. À l’un des moments les plus noirs du conflit, un Américain tentait d’expliquer au magazine Newsweek pourquoi il restait à Beyrouth: «Cette ville est comme une magnifique fleur vénéneuse au parfum capiteux, nous savons qu’elle nous tue mais nous ne pouvons nous en détacher.» Une ville qui inspire de tels sentiments ne saurait être simplement réduite à la laideur de son architecture d’emprunt ni à l’étroitesse d’esprit de ses intellectuels fanatisés.

Densité émotionnelle
La deuxième partie du carnet commence par une carte de la ligne de démarcation avec une surimpression en rouge sur papier calque. Liger-Belair a raison, cette ligne était loin d’être verte. Les dessins datent de 1991-1992, après la guerre, avant la reconstruction, lorsque les Beyrouthins découvraient, effarés, l’ampleur des dégâts. Le trait en est plus dynamique, plus nerveux, voire fébrile, avec des hachures insistantes et des couleurs qui atténuent l’effet de noirceur tout en accentuant l’effet dramatique. La végétation sauvage qui envahit les rues limitrophes de la ligne de démarcation est rendue par des massifs de hachures d’un vert intense, presque phosphorescent. Ces scènes de ruines, de Saint-Michel à Tayouné, de Nasra à la place des Canons, fantomatique et hallucinante dans la lumière du matin, sont saisissantes par les points de vue choisis, les perspectives panoramiques ou resserrées, les plans rapprochés. Liger-Belair ne voit plus ici des archétypes de carte postale, il plonge au cœur de la désolation. Son dessin a gagné en maturité, perdant sa succincte linéarité pour acquérir une dimension de réalité et une densité émotionnelle qui dénotent l’implication personnelle de ce Beyrouthin d’élection.

Deux styles
Et voici, en 1995, la reconstruction qui démarre, la renaissance progressive de la ville, les champs de fouilles, les cafés populaires improvisés là où prolifèrent aujourd’hui les cafés de luxe, les grues géantes, les grandes excavatrices qui labourent le sol, les bâtiments bâchés, les échafaudages métalliques, Maarad, Foch, Allenby. Dans les dessins, on sent l’excitation de l’architecte, sa capacité nouvelle à camper de grands espaces sans craindre les approches incongrues. À la fin, une fois la reconstruction achevée à Bab Edris, le trait se fait plus léger, le crayon n’appuie plus autant, ne cherche pas à creuser la feuille comme auparavant, il y a une luminosité nouvelle, une sorte de libération de l’espace, quelque chose de clair et de net qui oblige à changer d’approche et de style. Le croquis de l’ancien cinéma Opéra juxtapose les deux styles: en haut, le trait allégé, enlevé, ordonné, en bas, les arcades ottomanes en dessous de la rue traitées avec un trait insistant, répétitif, agité, désordonné.

Un magnifique tribut
Tout comme en 1965, les croquis de la ville ravagée et de la ville en reconstruction se limitent à certains secteurs. On dirait que la ville «utile» est la ville ostentatoire, excessive dans la paix comme dans la guerre, la ville qui se donne en spectacle, oublieuse de ce qui d’elle reste en coulisses, visages escamotés, méconnus, comme évacués de l’image qu’une certaine classe s’en donne. Ville invisible doublant la ville qu’on veut bien donner à voir. Il n’empêche que Jacques Liger-Belair est un véritable amateur de Beyrouth, je veux dire un véritable amoureux d’une ville qu’il dote d’un V majuscule. Son ouvrage est un généreux et magnifique tribut à la capacité de résurgence de cette Ville-Phénix «mille fois morte et mille fois revécue» comme l’énonce inoubliablement Nadia Tuéni.

Notre réalité
Au-delà de la renaissance architecturale, une renaissance plus essentielle, intellectuelle et artistique, se profile. L’impression qui a longtemps prévalu d’une absence de relève de la génération des années soixante est désormais fausse: tout une génération extrêmement douée et talentueuse de jeunes innovateurs, musiciens, plasticiens, chanteurs, cinéastes, designers, vidéastes, écrivains, poètes, acteurs, danseurs, essayistes, etc., est en train de redonner à Beyrouth une place de choix sur la carte de la création internationale, tissant des liens privilégiés avec d’autres villes, d’autres foyers d’innovation, comme l’atteste l’exposition Bi-Rout à l’institut Goethe dont le volet libanais, montré à Berlin, aurait dû accompagner le volet allemand pour donner du corps au va-et-vient comparatif entre ces deux villes divisées qui cherchent à transcender leurs traumatismes. Cette nouvelle génération ira loin, dans tous les domaines, parce qu’elle colle à son époque, sans le décalage qui existait autrefois, dans un monde moins globalisé, mondialisé, médiatisé, internétisé, un monde moins connecté, entre les artistes du cru et leurs collègues dans le monde. Mais ce n’est pas l’écho du monde qu’elle nous transmet, c’est notre réalité, dans toute sa complexité, qu’elle transmet au monde. C’est donc, derechef, à Beyrouth que ça se passe, c’est à Beyrouth que ça se passera de plus en plus. (Beyrouth 1965-2002, éditions Dar an-Nahar).

Joseph TARRAB
Décidément, Beyrouth est à l’ordre du jour. Le poète Adonis, dans une conférence retentissante, règle d’anciens comptes avec une ville dont il trouve nullissimes l’architecture et l’urbanisme, vilipendant ses élites culturelles confites dans leurs aveuglements sectaires. L’installationniste Marwan Rechmaoui étale un plan de la capitale en caoutchouc (au CCF) pour inciter à...