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Entre modernité et tradition, les régimes arabo-musulmans engendrent des schizophrènes, estime l’ancien ministre tunisien de l’Éducation Mohammed Charfi : Oui, islam et démocratie sont compatibles(PHOTO)

L’islam est-il compatible avec la démocratie ? S’il est une question qui a fait couler beaucoup d’encre depuis quelques années, c’est bien celle-ci. Une question que Mohammed Charfi, professeur émérite de droit privé à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, a largement étudiée et à laquelle il répond par l’affirmative. Mais à certaines conditions. C’est pour œuvrer à la mise en place d’une société à la fois démocratique et islamique qu’il a engagé, alors qu’il était ministre de l’Éducation, une large réforme des programmes scolaires. Un travail de fond, qui lui a valu l’hostilité déclarée des islamistes.

En visite à Beyrouth pour parler de la culture de la paix et du monde arabe, dans le cadre de la conférence internationale organisée par l’USJ sur le thème du dialogue des cultures, Mohammed Charfi est un militant des droits de l’homme. C’est dans cet esprit qu’il prend la tête en 1989, du ministère tunisien de l’Éducation nationale durant le premier mandat du président Zine el-Abidine Ben Ali. Son objectif : résoudre un antagonisme propre au monde arabe et musulman. « Ce monde pratique, dans une certaine mesure, la modernité, mais enseigne la tradition. » « Dans nos écoles, la religion était présentée dans un discours classique, qui sacralise et idéalise l’histoire. Un enseignement vieux de 1 000 ans. » Or, selon M. Charfi, quand le monde arabo-musulman a pris conscience de son retard, il l’a appréhendé uniquement sous l’angle des technologies renforçant l’enseignement des sciences exactes. « Dès le lycée, on s’employait à former de futurs médecins et ingénieurs. Or, selon moi, la tâche principale du lycée est la formation du citoyen, c’est-à-dire préparer un élève à vivre dans sa société. »
Or, selon M. Charfi, l’Éducation nationale tunisienne, loin de former des citoyens, engendrait des schizophrènes. « À l’école, on enseignait que le seul régime légitime était celui du califat, alors que califat a disparu depuis plus d’un siècle. Aujourd’hui, nous expliquons que le califat est un fait historique et non religieux. En Tunisie, comme dans la plupart des pays arabo-musulmans, on enseigne que le prêt à intérêt est un péché, qu’un homme peut épouser plusieurs femmes. Or l’élève, une fois adulte, va découvrir que l’économie de son pays est fondée sur le prêt bancaire et que la loi interdit la polygamie. Les programmes de l’Éducation nationale ne suivaient pas la Constitution. L’école fabrique des schizophrènes. Certains, une fois dans la rue, renoncent à ce qu’on leur a appris, d’autres veulent l’appliquer. Et un intégriste est né. Ma réforme visait à résoudre cette contradiction en faveur de la modernité. »
Si le corps enseignant et les parents d’élève ont plutôt bien accepté, après une campagne d’explication, cette réforme, elle a provoqué, dans le camp des islamistes, une véritable levée de boucliers. « Les intégristes se sont très violemment opposés à ma réforme. De 1989 à 1992, les islamistes ont fait régner la terreur dans les lycées et universités. De violents piquets de grève empêchaient les étudiants d’entrer dans les amphis. Certains établissements ont dû suspendre les cours pendant plusieurs mois. »
Face à ce mouvement, le pouvoir a dû réagir. « Dans un premier temps, le régime a géré ces troubles aussi démocratiquement que possible. Pour éviter la violence, l’État a privilégié la négociation. Mais, quand la révolte a atteint un degré intolérable, il a bien fallu que l’État se défende. » Des islamistes, en outre encouragés par la montée en puissance de leurs alter ego algériens, et ce notamment lors des législatives de 1991.
Une époque où la question de l’interdiction des partis islamistes, en raison de leur opposition aux principes démocratiques, s’est posée. « Le principe “pas de liberté pour les ennemis de la liberté” est risqué. Je pense que dès que ces partis renoncent clairement à l’exercice de la violence, il est préférable de les reconnaître pour les amener à adoucir leur discours et ouvrir un débat avec eux. Car, après tout, ce n’est pas eux qui comptent, c’est l’opinion. »
Mais fondamentalement, l’islam et la démocratie sont-ils compatibles ? « Absolument. Dans l’ouvrage que j’ai écrit en 1998, Islam et liberté, j’explique qu’il faut distinguer l’islam divin, ce que Dieu dit dans le Coran, de l’islam humain, ce que les théologiens ont ajouté au cours des deux ou trois premiers siècles de l’hégire. Des théologiens qui ont élaboré un droit conforme à la mentalité dominante de l’époque et qui n’est plus valable aujourd’hui. Or ce droit a historiquement acquis un caractère sacré. Je pense qu’il faut désacraliser tout ce qui a été humain dans l’islam pour pouvoir le relativiser et le réviser. Il faut faire descendre la charia de son piédestal divin pour la mettre sur son socle réel humain. Certains textes coraniques, très peu nombreux d’ailleurs, s’expliquent par des circonstances et un contexte bien précis et doivent aujourd’hui être réinterprétés. C’est ce qu’a fait la Tunisie. C’est ainsi que notre pays a pu émanciper la femme sans sortir de l’islam, sans qu’il soit nécessaire d’imposer la laïcité. L’islam est donc compatible avec les droits de l’homme et la modernité. »
De nombreuses associations des droits de l’homme critiquent aujourd’hui le régime tunisien pour le non-respect des droits de l’homme. D’aucuns soulignent que la répression des mouvements islamistes a progressivement dérivé vers l’instauration d’un État policier. « La pente est effectivement glissante », estime M. Charfi qui a démissionné en 1994 de son poste au sein du gouvernement. Pourquoi ? « J’ai quitté le gouvernement car ma réforme était achevée. Et je n’étais plus d’accord avec la politique menée en matière de liberté publique. » Aujourd’hui, quel bilan dresse ce militant en matière de droits de l’homme en Tunisie ? « Je réclame plus de libertés dans mon pays. Une véritable liberté de la presse et d’associations, des élections transparentes... » Précisément, Zine el-Abidine Ben Ali a provoqué une modification de la Constitution pour pouvoir briguer un quatrième mandat présidentiel. « J’ai publiquement déclaré être hostile à une modification de la Constitution en ce sens. » Quelles sont les conséquences en Tunisie de son entrée dans l’opposition ? « J’ai encore ma sécurité et ma liberté. » Vous pouvez donc dire tout ce que vous voulez ? « S’il y avait un journal prêt à l’écrire, oui je pourrais ! » À bon entendeur...

Émilie Sueur
L’islam est-il compatible avec la démocratie ? S’il est une question qui a fait couler beaucoup d’encre depuis quelques années, c’est bien celle-ci. Une question que Mohammed Charfi, professeur émérite de droit privé à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, a largement...