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Yasser Nehmé : Une centrale à l’image du nouveau Liban (PHOTO)

Directeur général du quotidien as-Safir, Yasser Nehmé est un syndicaliste-né. Président du syndicat des employés des journaux, revues et agences de presse au Liban et de la Fédération des syndicats de typographie et de presse, il a occupé les postes de secrétaire général de la CGTL de 1993 à 1997 et de vice-président de la centrale syndicale de 1998 à 2000, quand Élias Abou Rizk en était le président. C’est avec une pointe d’ironie que Nehmé, le recul aidant, dresse l’historique de la centrale syndicale et parle notamment des élections d’avril 1997, qui avaient débouché – pour la première fois au Liban – sur la division de la CGTL. Il met en cause « la nouvelle structure du pays, née des accords de Taëf ».
Nehmé indique d’emblée qu’« avant la guerre, durant les événements et jusqu’en 1993, la CGTL pouvait espérer être écoutée grâce aux pressions exercées dans la rue », soulignant cependant que « même affaiblie par la guerre, elle avait réussi à préserver l’unité des ouvriers ». Et de noter que « quand des événements de revendications étaient prévus, les manifestants se retrouvaient ensemble des deux côtés de la ligne verte ».
Remontant plus en arrière, il indique que la CGTL, née en 1970, a été présidée jusqu’en 1976 par Gabriel Khoury, qui avait refusé d’entrer au gouvernement, sous le mandat de Sleimane Frangié, quand le portefeuille de la Santé lui avait été proposé et qu’il réclamait alors le ministère du Travail ou celui des Affaires sociales.
En 1976, Georges Sakr est à la tête de la CGTL et se trouve aussitôt confronté au pouvoir et aux leaders de la guerre. Il est remplacé ensuite par Antoine Béchara, qui est resté une dizaine d’années à la présidence de la centrale syndicale, et qui a réussi jusqu’en 1993 a préserver, malgré tout, l’unité des ouvriers.
Le directeur général d’as-Safir se penche encore sur l’action syndicale au Liban avant la création de la CGTL. Il évoque « la lutte ouvrière sous le mandat français et durant l’indépendance » et les « syndicalistes qui avaient subi en ces temps-là les pressions des Français puis ceux des services de renseignements ». « Mais ils étaient toujours en mesure de faire valoir leurs droits », insiste-t-il.
Un brin de fierté dans la voix, Nehmé évoque l’unité de la centrale syndicale aux pires moments de la guerre, ses revendications et les pressions qu’elle avait exercées pour obtenir gain de cause.
Grâce à ces pressions, les salaires ont été réajustés à sept reprises, entre 1975 et 1996. « Un réajustement qui n’aurait pas pu être effectué sans la pression de la rue », estime Nehmé. Selon lui, la CGTL était parvenue à sauvegarder sa force, jouant son véritable rôle « grâce à la démocratie et à la liberté de choix qui existaient dans le pays ». « Ce n’est plus le cas actuellement », dit-il, évoquant « l’après-Taëf » et la mise en place « d’une nouvelle structure dans le pays ».

Des batailles
d’une autre nature
L’ancien secrétaire général de la CGTL évoque les « premières élections syndicales après Taëf ». Celles qui ont marqué un véritable tournant dans l’histoire de la CGTL et le début de la fin d’une centrale syndicale puissante et unie.
« C’est avec beaucoup de difficultés, en 1993, qu’Élias Abou Rizk a été élu à la tête de la CGTL », indique Nehmé, soulignant qu’il « fallait désormais faire face à de nouvelles batailles ; après Taëf une nouvelle structure politique avait été mise en place, le pouvoir aujourd’hui en place était en train de se former et une politique de reconstruction avait été adoptée ». « La CGTL à cette époque mettait l’accent autant sur le réajustement des salaires que sur le contrôle des prix, car une nouvelle classe de commerçants était née. Très cupides, ces commerçants ont réussi à mettre la main sur l’administration et la corruption est devenue de plus en plus importante », ajoute-t-il.
Le syndicaliste explique que « de ce fait, la nature des responsabilités de la CGTL a changé. La centrale a donc fait appel à toutes les forces sociales et politiques présentes dans le pays, mais on lui a alors reproché d’avoir jeté les bases d’une solidarité entre les diverses couches sociales du pays d’une part et les partis opposés au pouvoir (communistes, aounistes, FL, PSP, Hezbollah...) de l’autre ». « Le régime a lutté contre la CGTL parce qu’elle avait rassemblé toutes ces forces de l’opposition », ajoute-t-il.
« Ce qui n’a pas arrangé les choses peut-être, c’est qu’Élias Abou Rizk s’est présenté aux élections législatives de 1996 contre le ministre du Travail Assaad Hardane, recueillant 96 000 voix », se souvient Nehmé.
Les problèmes éclateront au grand jour, le 24 avril 1997, quand au terme de son mandat, Abou Rizk appelle à de nouvelles élections. Et comme pour tirer une morale d’une histoire absurde, l’ancien secrétaire général de la CGTL relève calmement : « Le fait que nous avons respecté la démocratie a causé notre perte. »
Nehmé rappelle « la prolifération des syndicats à cette époque », soulignant qu’à « chaque nouvelle édition du Journal officiel, on annonçait la création d’un nouveau groupement ouvrier ». « Des autorisations ont donc été accordées à des syndicats partisans, et des fédérations ont été créées », note-t-il.
Soulignant que « trois syndicats peuvent se rassembler pour créer une fédération », il précise que « le bureau exécutif de la CGTL comptait 46 membres représentant 23 fédérations (chaque fédération ayant le droit d’être représentée par deux membres). Mais en 1996, on était déjà à 37 fédérations, soit quatorze fédérations et 28 membres de plus ».
« Au début, la centrale syndicale avait refusé leur adhésion, mais elles étaient présentes grâce à l’autorisation du ministère du Travail », indique Nehmé, expliquant que « bien que la CGTL soit un organe indépendant, elle a besoin du ministère du Travail pour sa légitimité. Toutes les formalités officielles relèvent de ce département ». « C’est donc le ministère du Travail qui a officialisé leur présence, ce qui allait à l’encontre des lois en vigueur », ajoute Nehmé, qui dénonce le fait que « jusqu’à présent, personne n’a contesté ni réexaminé ce qui avait été fait à cette époque ».

Deux élections pour un siège
L’ancien secrétaire général de la CGTL n’est pas près d’oublier cette journée du 24 avril 1997, quand deux élections s’étaient tenues à la rue Badaro. « Dans une salle, il y avait les représentants du ministère du Travail et du pouvoir, et dans l’autre, les véritables syndicalistes », indique-t-il.
C’est donc ainsi que la CGTL s’est retrouvée divisée ? Yasser Nehmé ne croit pas à une scission entre syndicalistes. Il rectifie : « Nous ne nous sommes pas divisés ; on nous a divisés. » « Ce jour-là, 60 % des syndicalistes s’étaient présentés aux urnes, mais les nouvelles fédérations, qui étaient une pure création de l’État, sont elles aussi venues voter dans une autre salle », dit-il, soulignant que « le ministère du Travail a supervisé ces élections, pas les nôtres, et c’est cette instance qui légitime le vote ».
Il se souvient de chaque détail de cette journée, des délégués de l’OIT et des ligues des droits de l’homme empêchés d’entrer au siège de Badaro, d’Élias Habre, le doyen d’âge, expulsé de la salle, du notaire appelé pour constater la légitimité d’Abou Rizk... Et Yasser Nehmé prend du recul en relatant tout cela, comme s’il parlait d’événements beaucoup trop ridicules, trop gros, pour être vrais.
Élias Abou Rizk et son équipe ne s’attendaient nullement à de telles élections. « Nous espérions qu’ils y auraient mis les formes, que cela ne serait pas aussi flagrant », indique Nehmé.
Le clan du pouvoir élit Ghanim Zoghby, qui restera un an à la tête de la CGTL. « Au bout de quelques mois, il a réalisé que le pouvoir ne l’écoutait pas, ne donnait pas suite aux revendications syndicales et continuait à neutraliser la CGTL », rapporte l’ancien vice-président, ajoutant que « Zoghby a démissionné au bout d’un an ».
Parallèlement, le groupe d’Élias Abou Rizk crée la Confédération des travailleurs indépendants. Le gouvernement réagit en arrêtant Abou Rizk et Nehmé. « Cette affaire traîne toujours devant les tribunaux », souligne ce dernier, montrant son agenda, où il marque les dates des convocations.
Ironique, il lance encore : « L’un des chefs d’accusation retenus contre nous ressemble à celui dont est accusé le général Michel Aoun : nous avons porté atteinte à l’image de l’État. » C’est qu’Élias Abou Rizk et Yasser Nehmé avaient porté plainte auprès de l’OIT...
« Après la démission de Ghanim Zoghby, les deux groupes se sont entendus pour garantir l’unité de la classe ouvrière. Nous avons accepté de négocier avec les autres travailleurs, ceux de la véritable opposition de la CGTL ou encore les représentants des fédérations qui avaient été désignés par le pouvoir », rappelle Nehmé.
Abou Rizk, est redevenu donc président de la CGTL, mais en l’an 2000, il s’est porté candidat encore une fois aux élections au Liban-Sud. Les problèmes qui l’opposaient au ministre du Travail Assaad Hardane, qui se présentait au même siège sur la liste soutenue par le pouvoir (rouleau compresseur Amal-Hezbollah) ont refait surface. « Élias Abou Rizk effectuait sa deuxième fronde, et la CGTL a été encore une fois divisée », ironise Yasser Nehmé.
« Ghassan Ghosn a été élu et la situation est restée la même depuis. Les revendications syndicales ont été gelées et depuis, le niveau de vie des diverses classes sociales du pays est en chute libre », conclut Yasser Nehmé, dénonçant l’immobilisme d’une CGTL modelée peut-être à la nouvelle image du pays.

Pat.K.
Directeur général du quotidien as-Safir, Yasser Nehmé est un syndicaliste-né. Président du syndicat des employés des journaux, revues et agences de presse au Liban et de la Fédération des syndicats de typographie et de presse, il a occupé les postes de secrétaire général de la CGTL de 1993 à 1997 et de vice-président de la centrale syndicale de 1998 à 2000, quand Élias...