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Actualités

L’impuissance de la victoire

C’est au prix de leur propre vie et de quarante autres vies choisies au hasard que les martyrs du Maroc ont gagné leur place au paradis. Est-ce que Dieu a agréé leur sacrifice ? Cette action a-t-elle fait avancer la cause de Jérusalem, la ville de la paix ?
Au prix de combien de vies irakiennes George Bush a-t-il fait triompher la cause de Washington contre « l’axe du mal » ? Dix mille, vingt mille, trente mille vies irakiennes ? Dieu a-t-il agréé sa campagne pour le triomphe du Bien ?
Autrement dit, est-ce que l’usage de la violence aveugle, qu’elle soit fondamentaliste ou américaine, peut garder à une cause sa justesse et sa noblesse ? Car elle était bien aveugle, la violence exercée contre l’Irak, au prix d’un minimum de pertes humaines, côté américain, une centaine de morts, à peine ceux d’une opération de police.
Face à de telles violences aveugles, qu’elles soient « présentables » et télégéniques, comme celles de l’Irak, ou « terroristes » et affreuses, comme celles de Ryad ou du Maroc, peut-on encore dire que les guerres que nous avons sous les yeux ne sont pas des « chocs de civilisations » ? On pourrait le nier. Ce qu’on ne pourrait pas nier, en revanche, c’est que ces combats se placent, d’emblée, sur un terrain moral, sinon religieux, puisqu’ils se présentent comme justes.
Car on a bien dit de la guerre contre l’Irak qu’à défaut d’être légitime elle était juste, en ce qu’elle a permis de déboulonner un régime despotique à l’origine de terribles souffrances pour le peuple irakien et pour des centaines, des milliers d’individus.
Mais dire d’une guerre qu’elle est « juste », c’est se positionner d’office sur le terrain moral. Or avancer sur ce terrain n’est pas facile. Certes, la guerre a rendu la liberté à des millions d’êtres humains, mais pour en faire quoi ? En outre, pour être juste, une guerre ne doit pas avoir d’autres motifs que ceux pour lesquels elle a été déclenchée. Les souffrances qu’elle inflige ne doivent pas dépasser en intensité et en durée celles qui ont justifié son intervention. Or aussi bien sur le premier plan que sur le second, il est permis de douter que les intentions des États-Unis soient aussi pures qu’on les présente. La guerre sent trop – entre autres – le pétrole, l’hégémonie, la volonté de puissance. Par le mensonge qui l’a accompagnée, par la convoitise dont elle était en partie l’objet, la guerre a fait violence non seulement à l’Irak, mais au monde entier. Elle a été enfin menée avant que tous les moyens pacifiques pour régler le conflit aient été véritablement épuisés.
Indépendamment de toute considération morale, l’opération américaine serait-elle absolument juste qu’elle s’enliserait quand même dans les marécages de la réalité irakienne, comme on le constate tous les jours. Dans le dernier numéro du Nouvel Observateur, le politologue français Denis Lacorne cite ce magnifique passage des Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel : « On n’a jamais remporté de plus grandes victoires, ni exécuté de plus grands coups de génie ; toutefois, jamais l’impuissance de la victoire n’apparut plus clairement », car le nationalisme et les « sentiments religieux » des peuples occupés se firent si insistants, si virulents, « qu’ils renversèrent le colosse ».

Effets pervers
Sur un autre plan, la guerre contre l’Irak a bouleversé un ordre international auquel, malgré sa précarité, d’immenses espoirs étaient attachés. L’apparition d’une légalité internationale était la maturation d’un processus qui avait pris un siècle pour s’affirmer. Tout cet effort semble aujourd’hui compromis, sans que l’on sache exactement quelles seront les nouvelles règles du jeu international. Certes, l’Onu a toujours été contestée, et comment oublier que la décision de partage de la Palestine a été prise par cette organisation internationale ? Mais enfin, l’alternative à cet ordre imparfait ?
Des effets pervers du bouleversement de cet ordre international, on a un exemple évident dans ce qui se passe au Liban. Aujourd’hui, en refusant de profiter de l’affaiblissement de la Syrie pour réclamer le départ des troupes syriennes du Liban, le patriarche refuse en fait de prélever sa part sur le butin de guerre de l’Irak. Car ce serait faire preuve de complicité avec la violence qui lui a été faite. Ce serait la justifier au nom de la libération du Liban. Dominique de Villepin, le ministre français des Affaires étrangères, s’est hâté de demander un retrait syrien du Liban au nom de la résolution 520. Mais il était trop tard pour le faire. En réclamant ce retrait au nom de sa victoire contre l’Irak, Washington a posé le problème sur un autre terrain que celui de la légalité internationale. Un terrain moral, conflictuel et hégémonique, sur lequel le Liban ne peut le suivre sans briser son unité interne et la livrer aux caprices des alliances internationales, de leurs aléas, de leur fugacité. Cet effet pervers est loin de se limiter au cas libanais. La « modernisation » de l’Arabie saoudite, l’ouverture en Syrie sont désormais tributaires de ce dilemme.
Du reste, si l’on suit les États-Unis et les commandos de la nébuleuse islamique sur le terrain moral, autant élargir le débat et le porter non plus seulement sur la question de l’usage de la violence dans les relations internationales, mais sur les rapports entre la guerre et la civilisation. Là aussi, la leçon de l’histoire est claire. Dans un opuscule intitulé Guerre et Civilisation regroupant des extraits de sa monumentale « Histoire », Arnold Toynbee, parlant des sociétés militaristes, montre bien comment elles finissent par être détruites ou par se détruire, en vertu de cette loi historique qui voudrait que ce qui a été conquis par la force ne puisse être préservé que par la force. Il en va de ces sociétés comme des chiens, une fois qu’ils ont mordu. Ils prennent goût au sang, et leurs maîtres sont obligés de les abattre. La proposition de Toynbee est devenue aujourd’hui un lieu commun dont on a oublié l’origine. « Ce qui a été pris par la force ne saurait être repris que par la force », disait Nasser, en amendant légèrement la proposition, sans rien changer à la dynamique de la violence. Nous disons tous les jours que « la violence engendre la violence », sans que ce cliché perde de sa force et de sa justesse.
Mais les États-Unis sont-ils une société militariste ? L’idéologie ne l’est pas, mais dans la pratique, si l’on tient compte de l’énorme budget réservé à la Défense (plus de 100 milliards de dollars) et la puissance du complexe militaro-industriel, on n’en est pas loin, surtout avec les nouvelles lois d’exception sur la surveillance politique prises après le 11 septembre. C’est là l’un des subtils effets du 11 septembre, si bien analysé jadis par Lénine, qui en parlait en terme de prise de pouvoir révolutionnaire. Pour s’élever au niveau du défi terroriste qui leur a été lancé, les États-Unis sont obligés de se durcir et d’utiliser les moyens de leurs adversaires. Au prix d’une partie de leur démocratie et de leur humanité.
Avant que les premiers missiles Tomahawk soient tirés sur Bagdad, il s’est trouvé une autorité morale indiscutable pour anticiper tous ces développements et les abstraire, en quelque sorte, en affirmant que cette guerre est « une défaite pour l’humanité ». Ce faisant, le pape était aux nobles idéaux invoqués pour mener cette guerre toute leur crédibilité. Ce que Jean-Paul II voulait dire, c’est que, gagnée ou perdue, cette guerre serait une défaite pour l’humanité. Une défaite non pas pour George Bush, mais pour l’homme en George Bush. Et une victoire non pour George Bush, mais pour ce qu’il y a d’instinct animal en l’homme. On le comprend un peu mieux aujourd’hui, alors que se multiplient les foyers de violence aveugle.

Fady NOUN
C’est au prix de leur propre vie et de quarante autres vies choisies au hasard que les martyrs du Maroc ont gagné leur place au paradis. Est-ce que Dieu a agréé leur sacrifice ? Cette action a-t-elle fait avancer la cause de Jérusalem, la ville de la paix ?Au prix de combien de vies irakiennes George Bush a-t-il fait triompher la cause de Washington contre « l’axe du mal » ?...