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Courrier L’ultime leçon d’Edward Saïd

L’humanité vient de perdre cette semaine, parmi ses clercs les plus notoires, Edward Saïd.
L’histoire l’a récupéré. Et il y est rentré par la grande porte. Décédé ? Oui. Mais il a vaincu le temps par l’écriture. Désormais, l’écrivain est mort… vive l’œuvre. Il aurait peut-être regretté une seule chose, celle d’avoir quitté ce monde en n’ayant jamais assisté à l’avènement d’un État palestinien. Car New York, cette « ville debout » décrite par Louis-Ferdinand Céline, était pour lui un « autre camp de réfugiés ». Et on ne vit pas en exil, on s’y perd lentement. Ô Palestine, d’après la métaphore. La vérité est tragique. Il a quand même bien fallu mener le combat jusqu’au bout. C’est ce qu’a fait Edward Saïd, résolu, encore plus à la fin, à continuer cette lutte pour l’autodétermination d’un peuple, et l’accomplissement des valeurs universelles de paix et de solidarité. Toujours la même idée lui revenant à l’esprit : l’indépendance.
Un rêve ? Non. Saïd a vite prédit la complexité du processus de paix, surprenant le monde entier par son réalisme. On ne bâtit pas sur de la terre molle. Et surtout, on ne bâtit pas comme on construit un château de cartes. Il se retrouve ainsi seul dans son opposition aux accords d’Oslo, un soi-disant succès international, ayant compris que, dans une telle balance de la force entre Israéliens et Palestiniens, on n’aboutirait qu’à une stabilité illusoire.
Désillusionné ? Oui. Comme beaucoup d’hommes de lettres d’ailleurs. Mais c’est en s’engageant qu’il a accédé au rang de l’intellocratie, refusant d’évoluer uniquement dans les sphères de la pensée. Ainsi prônait-t-il un engagement à outrance sur tous les fronts du savoir et de la liberté, en particulier celui des droits de l’homme, en misant sur une opinion publique internationale qu’il a gagnée à sa cause et sur un lobbying efficace.
Il voulait, éminent professeur qu’il était, savoir pour transmettre, et surtout transmettre pour agir. Rude épreuve en des temps de « zapping culturel ».
Témoin de la honte dans les territoires occupés, il ne peut que dénoncer l’horreur instrumentalisée par l’État d’Israël et la bureaucratie corrompue de l’Autorité palestinienne, à sa tête Yasser Arafat. Il prend ainsi la défense des opprimés, non par l’occupant, mais par leur propre gouvernement, qui les mobilise, aveuglé par une intifada qui le dépasse et qui est discrédité par trop d’ambiguïtés dans son discours et ses prises de position. Il est en quelque sorte le paradigme de l’intellectuel qui a l’audace de dire non même s’il doit déplaire, sans pour autant succomber au militantisme partisan. En tentant d’expliquer les fondements et causes de l’impérialisme (Culture and Imperialism), il en fait de la résistance à l’oppression une culture. On ne peut voir en lui que le portrait même de l’homme qu’il a peint dans Representations of the intellectual, à la fois philosophe appartenant à l’élite et écrivain populaire, remplissant au mieux sa fonction sociale malgré tous les avatars d’un siècle troublé par l’injustice. Saïd a tout offert à son peuple, même ses écrits les plus chers dont Out of place et The End of the Peace Process. Il est un mot qu’il ne connaît pas : individualisme. La dimension de son entreprise est délibérément universaliste : tout pour la collectivité, rien pour lui-même. À l’évidence, une certaine figure de l’écrivain, celle fidèle au modèle d’un homme dévoué aux autres. Est-ce notre faute de lui avoir abandonné le monopole de « l’intelligence » ? Le monde arabe manquant cruellement d’intellectuels, d’hommes sérieux, d’énergie et de talent.
Certes, la vie a ses engouements et ses modes. Cependant, dans un monde au bord de la confrontation, les réflexions de Saïd sur l’orientalisme (Orientalism), plus que jamais d’actualité, osent encore remettre en question l’idée d’un Clash. C’est ainsi que, dans une tribune dans L’Orient-Le Jour, il écrit, bien avant la date fatidique du 11 septembre 2001, et reprenant Vico : « L’Orient et l’Occident ont été fabriqués par l’homme. C’est pourquoi, tout autant que l’Occident lui-même, l’Orient est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné réalité et présence en Occident et pour l’Occident. Les deux entités géographiques se soutiennent ainsi et, dans une certaine mesure, se reflètent l’une l’autre. »
Essayiste, au cœur de ses préoccupations se dessinait un idéal politique, avec pour seule issue possible le rejet et le mépris de tout attentisme.
Avant son dernier voyage dans l’au-delà, il aura donné une dernière leçon à ses étudiants : ne jamais cesser d’espérer.

Amine ASSOUAD
Étudiant en droit public à l’USJ
L’humanité vient de perdre cette semaine, parmi ses clercs les plus notoires, Edward Saïd.L’histoire l’a récupéré. Et il y est rentré par la grande porte. Décédé ? Oui. Mais il a vaincu le temps par l’écriture. Désormais, l’écrivain est mort… vive l’œuvre. Il aurait peut-être regretté une seule chose, celle d’avoir quitté ce monde en n’ayant jamais...