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Actualités

L’âge de pierre

La spécificité libanaise n’est pas celle que l’on croit. Le Liban n’est pas la Suisse du Moyen-Orient. Ni une oasis de démocratie dans un monde où, du Caire à Ryad en passant par Damas (il y a un mois on aurait pu citer Bagdad), le pouvoir s’arrache on ne sait comment, se pratique avec force muselières et se transmet de père en fils. Ni un phare pour les libertés individuelles ni la quintessence d’un État de droit. La spécificité libanaise – bientôt immémoriale – stipule qu’à chaque transition, chaque changement de président ou de gouvernement, chaque renouvellement de la Chambre, chaque désignation de fonctionnaires de première ou de quinzième catégorie, la plus grosse majorité des Libanais regrette l’ancien, les anciens, souhaitant avec beaucoup d’ardeur leur retour au pouvoir, alors qu’ils et elles étaient plus que persuadés d’avoir atteint, avec ces anciens en question, des abysses de médiocrité, d’absurdité, de non-gouvernance et de niaiserie. Hier est né le cinquième gouvernement Hariri. Un gouvernement moyenâgeux, anachronique, obsolète. Totalement déphasé par rapport à ce qui l’entoure, défiant tout paramètre géopolitique, méprisant ostensiblement les rebondissements de l’actualité. À l’heure où la démocratie s’impose, s’apprend ou s’acquiert, parfois, très doucement, au cœur du monde arabe ; près de cinquante ans après que les peuples les plus réfractaires l’eurent faite leur – les Japonais se tuaient pour leur empereur, les Allemands étaient nazis, l’Indonésie, le plus grand pays musulman du monde, a élu une femme à sa tête – ; les tuteurs syriens et leurs pupilles libanais font de la résistance. S’engagent, volontairement, sciemment, dans une lutte insensée contre l’histoire, contre le bon sens, contre le sauvetage et le désembourbement de leurs pays. Myopie galopante ou bêtise endémique, atypique ? Certes, l’on est en droit de se demander de quoi se mêle Washington, lorsqu’il décide d’envoyer une « laundry list » plus que fournie à Damas. Mais c’est ainsi. C’est la loi de la nature, celle du plus fort. Alors que rien n’empêche, en même temps, de refuser catégoriquement la politique US des deux poids, deux mesures, l’insupportable tendresse américaine pour les boucheries et les folies d’Ariel Sharon et consorts, et d’accepter, sereinement, pragmatiquement, opportunément, de se (re)démocratiser d’abord, de vivre en paix ensuite, de développer des relations privilégiées, en total respect des principes de souveraineté, d’indépendance, de libre décision. La vieille garde damascène, singée scrupuleusement par les zélotes libanais, ne veut pas prendre l’histoire en marche. Et dire que le docteur Bachar et ses hommes auraient pu saisir ce changement de gouvernement libanais au vol pour commencer par un brouillon made in Lebanon, avant que de s’employer à redresser leurs propres dérives. Rafic Hariri obligé de jouer les Mohammed Miro de deuxième classe, les illusions, toutes les illusions, se diluent, s’évaporent, s’anéantissent. Celles du patriarche maronite, d’abord. Cet homme, en passe de devenir un sage parmi les sages, a mis de l’eau dans son vin, a compris, plus que quiconque, que la politique libanaise implique une ingestion boulimique de couleuvres, un plongeon tête première dans les concessions. En modérant le discours de l’opposition, en centrant celle-ci, la moindre des choses eut été que les décideurs en profitent, ne serait-ce que pour commencer à ébaucher un gouvernement bien plus représentatif, tant des Libanais dans leur ensemble que de leurs aspirations. Walid Joumblatt, qui a parlé hier de provocation et évoqué un gouvernement « de défi », a failli s’étrangler lorsqu’il a appris, avant les autres, la composition de ce cabinet mort-né et destiné, dit-on, à assurer la reconduction du mandat Lahoud. S’étrangler en pensant à la réaction de son partenaire de la montagne, Nasrallah Boutros Sfeir. Illusions perdues... Rafic Hariri, en minorité désormais au sein de sa propre équipe – du moins quantitativement, puisqu’il a réussi à donner à ses poulains, entre autres, les Finances, la Justice et les Affaires étrangères – face à la doïka Lahoud-Berry (le président de la Chambre risque de se mordre sérieusement les doigts), est condamné à ronger son frein, à attendre son heure. Qu’il en profite pour faire une mise au point, une remise en question, un mea culpa, qu’il en profite pour devenir, enfin, the right man at the right place, plutôt que de continuer à être, c’est bien peu glorieux, un Premier ministre par défaut, qui ne sait plus quoi faire pour dégommer le chef de l’État. Que les nouveaux ministres – les mécontents de leur portefeuille comme ceux qui auraient vendu leur mère pour un ministère d’État –, tout entiers aveuglés par la cause syrienne, finissent par s’avérer être de bons Libanais. Que le jour où il faudra couper le cordon qui étouffe, ils ne ratent pas, une énième fois, l’occasion. Qu’à un moment, ils pensent aux intérêts de leurs concitoyens, de leur pays, plutôt que d’aller astiquer l’argenterie syrienne. Il n’est pas interdit de croire que la nouvelle équipe Hariri, frite dans de l’huile rance et désastreuse dans sa quasi-majorité, puisse, dans un sursaut de lucidité, dans un sursaut d’orgueil, surprendre positivement les Libanais. Comme il n’est pas interdit de croire qu’Émile Lahoud, qui dispose aujourd’hui d’une confortable majorité au sein du Conseil des ministres, puisse être capable de penser, pour une fois, à autre chose qu’à sa reconduction, à autre chose qu’à ramener Rafic Hariri à son business saoudien. Pour qu’au moins on puisse être tenté de le regretter, lui aussi, lorsque sonnera l’heure d’imposer un nouveau président à la République libanaise. Ziyad MAKHOUL
La spécificité libanaise n’est pas celle que l’on croit. Le Liban n’est pas la Suisse du Moyen-Orient. Ni une oasis de démocratie dans un monde où, du Caire à Ryad en passant par Damas (il y a un mois on aurait pu citer Bagdad), le pouvoir s’arrache on ne sait comment, se pratique avec force muselières et se transmet de père en fils. Ni un phare pour les libertés...